Avec son film Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde, Emanuel Pârvu dénonce l’homophobie ordinaire en Roumanie

Salué à Cannes, Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde d’Emanuel Pârvu se déroule dans la région du delta du Danube, où les mentalités peuvent être étriquées.

Sfântu Gheorghe, en Roumanie, a beau être l’un des plus jolis endroits sur Terre, les mentalités peuvent y être étriquées, regrette Emanuel Pârvu, lauréat à Canne de la Queer Palm pour Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde.

Le Danube s’y jette dans la mer Noire. «Sfântu Gheorghe est un lieu à part. Après la frontière militaire, il reste trois kilomètres de no man’s land, une plage, et c’est tout, détaille le réalisateur roumain Emanuel Pârvu. La terre s’arrête là, d’où le titre de mon film, Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde. Le village est isolé durant neuf mois de l’année. En hiver, on ne peut y accéder qu’en bateau. On a l’impression d’avoir remonté le temps d’un siècle. L’été, en revanche, c’est l’un des endroits les plus branchés, les plus cools et les plus beaux de toute la côte. Notamment grâce au festival de cinéma Anonimul. J’ai voulu filmer ce choc de deux mondes: celui du présent progressiste face au passé traditionnel et conservateur

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Emanuel Pârvu est un pur produit du riche héritage du cinéma roumain: «Je suis acteur de formation. J’ai joué dans une trentaine de films, dont Baccalauréat, de Cristian Mungiu, et plus récemment Familiar, lauréat de l’Ours d’or, de Călin Peter Netzer. Je joue encore assez souvent. Le milieu du cinéma roumain n’est pas très grand. Tout le monde se connaît et s’entraide.»

Le scénario de Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde, il l’a coécrit avec la productrice Miruna Berescu: «L’idée remonte à il y a dix ans, quand tous les médias roumains parlaient d’une jeune fille violée en Moldavie. Elle a porté plainte, et tout le village s’est retourné contre elle. On l’a rendue responsable. Elle avait mérité ce qui lui était arrivé. A cause de sa façon de s’habiller. Miruna et moi avons tous les deux une fille. Nous étions sous le choc. Comment une société peut-elle en arriver là?»

Le réalisateur craint que ce genre de situation puisse encore se produire aujourd’hui dans certaines régions de Roumanie. «Je ne veux pas en dire du mal, car j’aime profondément mon pays, assure-t-il. Nous avons tant à offrir. Nous avons de si grands noms: dans le sport, la culture, le cinéma, dans tous les domaines. La Roumanie est sur la bonne voie. Nous faisons des progrès, mais leur rythme a sérieusement ralenti ces derniers temps. Aussi difficile que cela soit à admettre, il faut reconnaître que nous restons un pays orthodoxe et conservateur

Tendre un miroir

Il n’y a pas si longtemps, un prêtre a déclaré à la télévision roumaine que si un homme écopait de sept ans de prison pour un viol, la victime devrait aussi recevoir sept mois de peine. «Je suis tombé de ma chaise, commente Emanuel Pârvu. Quelqu’un qui pense ainsi ne devrait pas être prêtre. Ou, au minimum, devrait avoir la décence de se taire. Ce genre de discours nous propulse tout droit dans le passé, comme si nous étions au siècle précédent. Bucarest, c’est comme Vienne ou Paris: tout le monde y est cool et épanoui. Mais dès qu’on en sort, c’est un combat contre les mentalités d’un autre âge.»

«“Je t’ai fait, je peux te tuer” est une phrase courante. Ça en dit long…»

Son film, description implacable de l’homophobie ordinaire, oppose l’étroitesse d’esprit des villageois à la grandeur de l’idyllique delta du Danube. «C’est un coin de paradis sur Terre. Nous avons filmé l’éclat de la nature de la manière la plus large possible pour accentuer le contraste avec la petitesse des mentalités.» Emanuel Pârvu raconte son histoire en sirotant une coupe de champagne sur un yacht de luxe, à l’ombre du palais qui accueille le Festival de Cannes où il y remporté la Queer Palm.

Ses trois films abordent tous la relation entre parents et enfants. «Que ce soit dans le règne animal ou chez les humains, c’est la forme d’amour la plus puissante. Dans la littérature, les plus grands en ont parlé: Shakespeare, Tchekhov, Gogol, Dostoïevski. Mais le cinéma s’y intéresse trop rarement.» Dans Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde, Adi, un jeune homosexuel, ne parvient pas à s’opposer à un père qui accepte un pot-de-vin du père de son agresseur, ni à une mère qui fait appel à un prêtre pour le «guérir». «Je me suis demandé ce que moi j’aurais fait. Peu importe ce que mes parents m’infligent, jamais je n’aurais voulu leur faire de mal. Je préférerais ne plus jamais les voir, les oublier. « Je t’ai fait, je peux te tuer » est une phrase courante. Ça en dit long… Vous ne trouverez pas un Roumain à qui ces mots n’ont jamais été dit dans un moment de folie. Je trouve cela terriblement triste. En tant que parent, tu n’es en aucun cas propriétaire de la vie de ton enfant.»

Le réalisateur ne croit pas que son film changera les mentalités. Les grands discours et le ton moralisateur n’ont, selon lui, jamais eu d’effet. « »Tu es stupide, écoute-moi! », cela n’a jamais fonctionné. On ne fait pas évoluer des esprits obtus avec de grandes envolées, des remontrances ou de la philosophie. Mais un film peut leur tendre un miroir et ouvrir le débat. Ça, j’espère que ça fonctionne.»

Emanuel Pârvu prône la patience: «Cela fait maintenant 35 ans que la révolution a eu lieu, mais la Roumanie n’a pas encore complètement tourné la page de l’esprit de surveillance. On veut tout savoir les uns des autres. « Quels vêtements tu portes? », « qu’y a-t-il dans ton sac? », « d’où vient l’argent pour ta nouvelle voiture? » On est censé sauver les apparences. Mais pour qui? Et pour quoi? C’est difficile de rompre avec le passé en une génération, ou même deux. Selon moi, cela prendra encore 30 ans.»

 

Trois kilomètres avant la fin du monde

Drame d’Emanuel Pârvu. Avec Bogdan Dumitrache, Ciprian Chiujdea, Laura Vasiliu. 1h45.

La cote de Focus: 4/5

Le récit s’ouvre comme une intrigue policière. Un jeune homme, Adi, est passé à tabac dans un petit village de la campagne roumaine. Son père mène l’enquête aux côtés d’un inspecteur de police aux valeurs incertaines. Très vite, la vérité éclate et un basculement s’opère: cette nuit-là, avant le drame, quelqu’un aurait vu Adi embrasser un autre garçon.

Il ne s’agit plus, dès lors, d’éclaircir un crime ni d’enfermer des agresseurs, mais de masquer cette vérité inavouable, inacceptable, aux esprits étriqués du village. Dirigé de main de maître par Emanuel Pârvu, qui nous étouffe avec son protagoniste dans des cadres sans issue et de longs plans sans coupe, Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde offre une description implacable de l’homophobie ordinaire et du système pourri qui la protège.

J.D.P

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