Le Dossier Maldoror: Fabrice Du Welz s’inspire de l’affaire Dutroux

Dans Le Dossier Maldoror, Anthony Bajon est un gendarme contaminé par le mal.

Le film belge événement de ce début 2025 est incontestablement Le Dossier Maldoror de Fabrice Du Welz. Le réalisateur change ici spectaculairement de registre pour cette relecture ample et tendue de l’affaire Dutroux, plongée en apnée au sein du trauma collectif.

Si le cinéma anglo-saxon a pour usage de s’attaquer sans attendre aux faits majeurs qui bouleversent la société, le cinéma francophone est souvent plus frileux quand il s’agit d’aborder l’Histoire, récente ou contemporaine. Plus qu’un fait divers, l’affaire Dutroux est un séisme qui a touché tous les Belges, et que l’on n’a jusqu’ici que timidement aperçu sur nos écrans. Connu pour son cinéma friand de genre, qui pactise avec l’horreur et le grotesque, et explore les contrées de la folie des hommes, Fabrice Du Welz change son fusil d’épaule pour livrer un film d’enquête qui tient autant du polar bien noir que de la fresque naturaliste, avec une soif manifeste de se frotter à un sujet énorme, que d’aucuns pourraient trouver trop grand, trop sensible, trop périlleux.

«Au début, quand j’ai dit que je voulais faire un film sur l’affaire Dutroux, j’ai senti une très forte hostilité, comme si c’était un sujet sacré, auquel on ne pouvait pas toucher, nous explique le cinéaste bruxellois. Bien sûr, je mesure la responsabilité qui est la mienne en m’emparant de ce sujet qui touche tellement les Belges. J’ai grandi à Bruxelles, j’ai été touché par l’affaire Dutroux, mais pas comme l’ont été les habitants de Charleroi. Je m’y suis beaucoup investi en faisant les repérages, et j’ai pu constater que les gens y étaient marqués par cette affaire, c’est comme un fantôme qui plane encore. J’ai voulu faire un film qui parle de Charleroi, du fait qu’on a abandonné cette ville qui porte en elle la béance de cette histoire. Quand j’ai vu Once Upon a Time in Hollywood de Tarantino, j’ai compris qu’avec la foi et les outils du cinéma, on pouvait tout faire. Il s’emparait d’une histoire terrible, qui marque un vrai changement de paradigme dans l’histoire américaine, pour proposer un film de réconciliation. Je me suis dit que peut-être que je pouvais moi aussi proposer une fin différente à cette affaire terrible que la boue dans laquelle nous avons tous été plongés.»

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Une obsession

Encore fallait-il trouver l’angle d’attaque qui permettrait de transformer en matériau de fiction des faits bien réels, et connus de tous, puis les incarner. C’est en adoptant le point de vue de Paul Chartier, une jeune gendarme idéaliste qui va vite être obnubilé par l’enquête, que la bascule s’opère. L’autre impératif pour le réalisateur, c’était d’ouvrir son cinéma, de s’adresser à un public le plus large possible. «Pour moi, c’est une rupture esthétique aussi bien que thématique. Mon ambition était d’offrir une dimension profondément populaire au film, car c’est un sujet important, qui appartient à tous, et me dépasse, donc.»

Et il est vrai que Du Welz s’écarte en partie de ses contrées cinématographiques usuelles de référence, surtout dans le premier mouvement du film, aux accents de fresque naturaliste, où l’on rencontre la belle-famille de Paul, véritable immersion au cœur de la communauté sicilienne de Charleroi. «Il me fallait trouver le bon ratio entre la grande histoire et la petite histoire. Puisqu’on parle du mal sur un plan presque métaphysique, il était nécessaire d’avoir un contrepoint, qu’offrait le côté saga familiale. L’aspect ultra-réaliste, c’est aussi une façon d’être authentique. Je voulais un film à hauteur d’homme, à hauteur de mon héros.»

Si Paul Chartier est un personnage fictif, on sent le travail de documentation soigné mené par le réalisateur et son co-scénariste Domenico La Porta. D’ailleurs, Chartier naît d’une idée fixe: «J’étais obsédé par cette séquence où le gendarme Michaux descend dans la cave de Dutroux, et entend des voix, celles des fillettes, et personne ne le prend au sérieux. Depuis des années, je me demande comment un homme peut vivre, survivre avec cette culpabilité? Mon jeune gendarme veut absolument faire le bien. Il vient d’un milieu très défavorisé, son père est un truand, sa mère est une pute, il veut s’extraire de la boue dans laquelle il a été élevé, car il a la conviction que du côté de l’ordre, de la justice, il pourra être un honnête homme. Mais il s’aperçoit que la boue est partout. Il va se confronter à ça, jusqu’à s’interroger sur sa part de responsabilité. Cette intersection morale m’intéressait particulièrement. Paul se retrouve comme contaminé par le mal. C’est précisément ce qui nous intéresse au cinéma je crois, ce grand dilemme quand un personnage a une quête, mais est empêché par ce qu’il aime et ce qu’il construit.  Dans une époque où on nous assigne à être une seule chose, on voit bien qu’en réalité on est pluriel, et cette dualité m’intéressait. On donne à voir, au fil du film, comment et jusqu’où son obsession le gangrène. On s’est beaucoup interrogé avec Domenico pour faire le film qui nous apparaissait le plus juste possible, notamment dans son dernier tiers, une sorte d’uchronie où l’on réinvente ce qui nous a été volé, le sentiment de justice.»

J’étais obsédé par cette séquence où le gendarme Michaux descend dans la cave de Dutroux, et entend des voix, celles des fillettes, et personne ne le prend au sérieux.

Fabrice Du Welz

Bien que profondément nourri de l’affaire telle qu’elle est entrée dans le récit collectif, le film s’en éloigne, ou plutôt, prend un chemin de traverse, osant une bifurcation que seule la fiction rend possible, illustrant en passant son pouvoir à la fois de reflet mais aussi d’alternative face à la réalité. «Je ne suis ni journaliste, ni politicien, je suis juste cinéaste, et il était important pour moi de proposer avant tout le film le plus abouti possible, en m’offrant la liberté de réinventer la fin, en cohérence avec mon personnage, de lui faire prendre une décision qu’il assume.»

Si la trajectoire que l’on suit est celle du jeune gendarme Chartier, la figure présente même dans son absence, qui inquiète, très tôt dans le film, est celle de Marcel Dedieu, alter ego fictif de Dutroux incarné par Sergi Lopez. L’acteur a finalement assez peu de scènes, pourtant, son ombre plane et éblouit, comme une persistance rétinienne, toujours là même quand il n’est plus là.

Avec Le Dossier Maldoror, Fabrice Du Welz replonge dans la Belgique de l’affaire Dutroux.

C’était une gageure que de s’emparer du mythe qu’est devenu Dutroux, représentant du mal absolu, pour en faire un personnage de fiction, et Du Welz fait le choix éclairé de le déplacer en confiant le rôle à un acteur espagnol. Une audace qui prend à l’écran le goût de l’évidence. «Mon accent, le fait que je sois étranger, finalement ça rend le personnage plus universel, constatait le comédien catalan croisé au Festival de Gand. Et donc, plus proche du diable.» Le diable, dont on dit qu’il est dans les détails. Dans le film, Lopez incarne un homme normal, «qui fait une omelette, qui descend un escalier. Pour moi, c’est une succession de petits gestes.»

Mû par sa volonté de parler au plus grand nombre, Du Welz contourne le sensationnalisme. On ne voit ni les enfants, ni les parents. Il met néanmoins en scène le mal dans sa dimension poisseuse, «une bande de rednecks, de dégénérés qu’il était hors de question de mythifier, qu’on montre dans leur banalité, pour qui vendre des enfants, c’est comme vendre des pneus, un peu comme dans Massacre à la Tronçonneuse

Il faut bien avouer que l’on attendait dans notre conversation le point Tobe Hooper, matrice inamovible de la vocation de Du Welz. Une référence qui certes renvoie à ses œuvres précédentes, mais quand on lui demande quel était le plus grand défi pour lui avec ce film, le cinéaste répond sans hésiter: «L’humanité. Je sais quels sont mes points forts, et malheureusement mes points un peu plus faibles. C’était fondamental pour moi que le film soit profondément humain. J’ai fait suffisamment le beau avec ma caméra, je voulais que le film puisse toucher le plus grand nombre. Maldoror est le premier volet d’une trilogie sur les fantômes de la Belgique. Je travaille actuellement sur un film qui s’appelle Caoutchouc, et qui parle de l’époque pré-coloniale au Congo. C’est une période d’une violence inouïe, où les indigènes sont exploités de manière épouvantable. Le troisième volet s’appellerait Rex, autour des légions wallonnes qui se sont engagées à combattre sur le front russe avec l’Allemagne nazie.» Du Welz n’en n’a pas fini de gratter l’histoire de la Belgique là où ça fait mal.

Drame historique

Le Dossier Maldoror

de Fabrice Du Welz. Avec Anthony Bajon, Alba Gaia Bellugi, Sergi Lopez. 2h35. Sortie: 22/01.

4/5

Paul Chartier, jeune gendarme idéaliste, se retrouve happé par un drame qui le dépasse quand il rejoint l’opération secrète visant à surveiller Marcel Dedieu, pédophile notoire, alors qu’en coulisses, une guerre intestine oppose la gendarmerie, la police judiciaire et la police communale. Dans un premier mouvement, Fabrice Du Welz livre un portrait ultra-réaliste de la communauté sicilienne de Charleroi, dans une veine naturaliste qui raconte un territoire désindustrialisé et abandonné du politique. Dedieu émerge peu à peu, étoile noire d’une galaxie du mal composée de pauvres types comme de puissants.

C’était une gageure de fictionnaliser Dutroux. Contournant l’obstacle, Du Welz fait le choix de le réinventer, aidé par la partition de Sergi Lopez. Le mal contamine le récit comme la psyché de Chartier, rongé par la culpabilité, le film s’achevant sur une confrontation qui transcende le réalisme du début pour s’appuyer sur le pouvoir cathartique de la fiction, possibilité collective de réparer l’histoire.

Dutroux à l’écran

Peut-être fallait-il un temps de latence pour que les auteurs belges s’emparent du matériau que constitue l’affaire Dutroux, une affaire épuisée par la profusion de récits médiatiques. Il fallait, assurément, une audace et une confiance en sa capacité à livrer un autre regard sur une histoire déjà tellement racontée, comme figée aussi par son caractère exceptionnel. Récemment, en plus de Fabrice Du Welz, un autre cinéaste belge expérimenté relevait le défi. Dans Un silence, Joachim Lafosse racontait la chute de l’avocat des parents d’une jeune victime, lui-même rattrapé par ses propres crimes pédophiles, inspirée par la trajectoire de Victor Hissel. Un récit périphérique à l’affaire.

On retrouve ce côté périphérique dans la série Ennemi public (2016). Celle-ci se concentre sur l’après, et questionne la possibilité de réinsertion d’un grand criminel dont le profil rappelle celui de Dutroux, un tueur d’enfants accueilli dans un monastère. Sa présence bouleverse le village de Vielsart, plus encore quand une enfant disparaît. La question sociétale sert de toile de fond à l’enquête policière.

Autre réminiscence l’année dernière: Les Poings serrés de Vivian Goffette prenait pour personnage un assassin pédophile emprisonné qui tente de manipuler son fils pour trouver une porte de sortie.

Et le cinéma documentaire? Outre les émissions d’affaires criminelles, on retiendra Petites, de Pauline Beugnies (2021), qui s’interroge sur les traces et le trauma que l’affaire a laissés pour toute une génération d’enfants, élevés dans la crainte du grand méchant pédophile et du dehors, exposée bien avant l’heure à une réalité sordide au sein même de leur foyer, via l’écran de leur télévision.

 

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