Lazzaro Felice: le cinéma italien se porte bien
Avec Lazzaro Felice, Alice Rohrwacher signe un film sous inspiration pasolinienne, le portrait d’un jeune innocent confronté aux dérives du monde, entre fable et manifeste politique.
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Troisième long métrage d’Alice Rohrwacher, Lazzaro Felice restera comme l’un des moments marquants du dernier festival de Cannes, illuminant une compétition dont il repartira avec le prix du scénario -l’on n’aurait pas hurlé au scandale si le jury présidé par Cate Blanchett lui avait octroyé la Palme d’or. Entre conte et manifeste politique, le film vient confirmer, après Corpo Celeste, qui la révélait en 2011, et Le Meraviglie, qui devait suivre trois ans plus tard, combien la jeune réalisatrice italienne -elle est née à Fiesole, en 1980- compte parmi les voix les plus originales du cinéma européen contemporain. Si le film ausculte la réalité italienne, et notamment le déclin inéluctable de la civilisation rurale, il s’autorise aussi de stimulantes lignes de fuite, fable se jouant du temps et de l’espace comme pour mieux cerner les dérives du monde, en quelque allégorie rêveuse.
Gravitant autour d’un jeune paysan naïf, Lazzaro Felice débute à l’Inviolata, un hameau coupé du monde régi par la marquise Alfonsina de Luna, reine de la cigarette maintenant les habitants dans une condition semblant sortie tout droit du Moyen Âge -une histoire empruntant à la réalité des années 80, lorsqu’une propriétaire terrienne du centre de l’Italie avait caché aux paysans travaillant à son service l’abolition du métayage. Comme dans Les Merveilles, c’est la fin d’un mode de vie rural que dépeint, en filigrane, Alice Rohrwacher. « Mais ce sont deux films très différents, souligne-t-elle: Le Meraviglie racontait l’histoire d’une famille, alors que l’on parle cette fois de celle d’un peuple. La famille, dans Le Meraviglie, choisissait de vivre dans l’isolement et retournait à la campagne; Lazzaro Felice s’attache à un peuple, représenté et symbolisé par les 54 paysans ayant vécu à l’Inviolata dans un régime d’exploitation totale et dans l’ignorance complète pendant un nombre incalculable d’années, sans avoir jamais été en mesure de rien choisir. » Et d’expliquer encore: « Le film a découlé de mon désir d’explorer l’époque présente, et sa fracture violente avec le passé. Nous avons tendance à croire, en Italie, que les gens ont quitté les campagnes parce qu’ils étaient attirés et charmés par le mode de vie citadin. On oublie un peu vite qu’il y a des responsables à ces migrations, cet exode s’étant fait dans la souffrance. J’ai voulu rappeler qui étaient ces responsables, exonérés un peu trop facilement à mes yeux. Le résultat, aujourd’hui, c’est une campagne pour ainsi dire complètement abandonnée -j’en suis le témoin, j’y vis toujours, un cinéaste tire son inspiration de ce qu’il observe autour de lui-, à l’exception de riches étrangers qui rachètent les fermes pour les réaménager, et de l’industrie agroalimentaire qui exploite la terre. La campagne n’est plus peuplée de gens ordinaires; ceux qui y travaillent y viennent pour la journée, avant de retourner en ville. »
La bonté comme possibilité
Gueule d’ange et bonté d’un saint, Lazzaro porte sur ce monde le regard de l’innocence. Et cela même si, faible parmi les faibles, il est exploité de tous, condition qu’il accepte sans sourciller -le ressentiment n’est pas dans sa nature. Ce n’est bien sûr pas un hasard si, dans sa note d’intention, Alice Rohrwacher évoque une élévation à la sainteté, dans une religion de l’humain s’entend. « Lazzaro représente une manière de vivre possible dans notre monde. Tout en étant bien consciente qu’il est fort tendance de faire des films ne portant pas de jugement, je continue, de manière puérile et nécessaire, à tourner des films prenant position sur l’Histoire de mon pays. À l’inverse, Lazzaro ne juge jamais personne, et cela élève le propos à un niveau plus spirituel, il diffuse en quelque sorte de la lumière. Le film raconte l’histoire d’un monde changeant et d’un personnage restant obstinément (et même littéralement, NDLR) le même. Nous ne savons pas ce qu’il pense, ignorons tout de lui, mais nous continuons à l’observer, comme s’il représentait la possibilité, pour chacun de nous, de contempler l’innocence et son incarnation. Lazzaro nous rappelle que l’innocence et la bonté sont possibles. Même si nous ne les choisissons jamais, elles reviennent toujours dans nos vies. »
Pour incarner ce personnage, Alice Rohrwacher a porté son choix sur Adriano Tardiolo, un jeune comédien dont ce sont les premiers pas à l’écran. Le fruit d’un long processus, ayant vu la réalisatrice auditionner des adolescents par centaines. « La difficulté tenait à la nécessité de trouver quelqu’un qui rayonne de l’intérieur. Impossible de passer une annonce en ce sens. Adriano a bien sûr en lui une beauté rappelant la Renaissance, mais ce n’était pas le trait essentiel: plus que son look ou son aspect physique, la lumière qui pouvait jaillir de son visage et de son corps nous importait. Le casting ouvert nous a beaucoup déçus, parce que tous les gamins qui se présentaient n’avaient qu’une seule idée: émerger. Lazzaro lui-même n’aurait jamais passé une audition pour un film. Quand nous en avons pris conscience, nous avons commencé à nous rendre dans des écoles, ouvrant les portes des classes et regardant autour de nous, jusqu’au moment où nous l’avons trouvé. » Et de se rappeler les circonstances particulières de cette rencontre: « Nous l’avons vu un jour à l’extérieur d’une école, et lui avons aussitôt demandé s’il voulait travailler avec nous. À quoi il a répondu très poliment: « Non merci, je ne peux accepter un boulot sans savoir de quoi il s’agit. » Du coup, nous avons répété l’ensemble du film avec lui, du début à la fin. Il nous a alors donné son accord, parce qu’il comprenait ce que nous souhaitions. En un sens, Adriano a agi comme Lazzaro dans le film: il a complètement retourné les choses. En fin de compte, il m’a auditionnée, et il m’a choisie, ce qui est magnifique, parce qu’il en a résulté une inversion du jeu de pouvoir. Quelqu’un voulant absolument jouer dans un film aura tendance à vous surestimer, et à toujours vous répondre par l’affirmative. Ici, ce fut l’exact contraire: j’ai vécu des moments de pure anxiété, parce que je tenais à ce qu’il joue dans le film, sans être certaine de pouvoir l’avoir… » Le résultat est à la hauteur des attentes de la cinéaste, et s’il reste énigmatique tout au long du film, le Lazzaro habité par Adriano Tardiolo s’avère plus encore lumineux.
Une histoire de miracles
À sa suite, le film adopte un chemin sinueux, conduisant de la campagne à la ville -terrain d’une même exploitation, tout au plus si les puissants changent d’habits, la finance succédant à l’aristocratie terrienne et à l’Église-, et télescopant les époques au passage. Un pari audacieux, résultant de ce que l’on serait enclin à appeler un miracle; l’un des éléments donnant à Lazzaro Felice des allures de parabole religieuse. « Je suis probablement la personne la plus laïque et la plus religieuse qui soit, en ce sens que je pense me rattacher à une sorte de religion originelle, je crois en la religion de l’être humain, en l’humanité, je veux du bien aux gens. Les habitants de l’Inviolata ont bien entendu grandi avec le catholicisme, c’est leur système de référence, mais l’Église n’en constitue pas moins l’un des instruments utilisés par la marquise dans l’ensemble de ses crimes. L’Église a été complice de l’ignorance et de l’exploitation de la faiblesse de ces gens pendant des siècles. Quant au miracle, je pense que le terme miraculeux est galvaudé de nos jours. On va parler d’une crème antirides miraculeuse, comme si elle était dotée de superpouvoirs. Mais un miracle, c’est quelque chose que l’on voit, il n’a qu’à être, sans nécessité de faire. Même Antonia, qui crie au miracle quand elle retrouve Lazzaro, finit par s’en accommoder: il ne fait rien d’exceptionnel, c’est juste un homme… »
Un miracle que perpétue Lazzaro Felice, c’est celui du cinéma. Le film d’Alice Rohrwacher fait ainsi écho à l’oeuvre d’Ermanno Olmi, le réalisateur de L’Arbre aux sabots, quand il n’évoque pas Uccellacci e Uccellini (Des oiseaux petits et grands) de Pier Paolo Pasolini. À la mention de ce dernier, c’est peu dire que le visage de la cinéaste s’illumine: « J’aimerais que mon film renvoie à Pasolini, mais il n’y a pas d’inspiration directe. Jamais je ne me permettrais de seulement penser à tourner un film dans le style de Pasolini. Mais c’est vrai, en référence à Uccellacci e Uccellini , que cette histoire peut faire penser à saint François d’Assise: on y trouve un loup, et il y également un parallèle dans la structure temporelle, quand Toto et Ninetto Davoli essaient d’apprendre aux oiseaux à ne pas se manger entre eux, en regard au temps présent dans lequel se déroule le film. Ces références sont toutefois involontaires: mon intention, c’était que la première partie du film repose sur une structure narrative classique, que je voulais rompre pour voir ce qui se produirait alors, et induire ainsi un parallèle avec l’Italie, où l’on brise le mode de vie traditionnel, avec les résultats que l’on peut observer -ce n’est d’ailleurs pas le propre de l’Italie. D’une façon générale, le cinéma a perdu confiance en ses qualités et en son potentiel, il a perdu confiance en lui-même. Il est nécessaire et essentiel de croire à nouveau au miracle du cinéma, et à la puissance de ses images. J’ai la conviction qu’il y a des raisons d’espérer. » Lazzaro Felice en est le merveilleux plaidoyer…
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