La Shoah au cinéma, une anatomie de l’enfer: comment représenter l’irreprésentable? 

Shoah de Claude Lanzmann, “sans aucun doute le plus grand film qui ait été fait sur la tragédie des Juifs” (Jan Karsky). © BELGA
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Comment représenter l’irreprésentable? Depuis le milieu du XXe siècle, le cinéma est régulièrement amené à s’attaquer à cet insoluble problème via des films qui entendent s’emparer de la question de la Shoah.

Qu’aurait pensé Claude Lanzmann, réalisateur en 1985 d’un documentaire-fleuve absolument définitif sur l’Holocauste, de The Zone of Interest de Jonathan Glazer? Mort en 2018, ce spécialiste controversé de la question juive ne verra bien sûr jamais le film. Mais poser simplement la question revient à dérouler une grosse pelote de polémiques complexes en lien avec la problématique de la représentation de la Shoah au cinéma.

On le sait, il existe très peu d’images ayant été tournées à l’époque dans les camps de la mort, en dehors de celles de la libération des survivants. En 1956, Alain Resnais montre, dans Nuit et brouillard, film documentaire majeur d’une grosse trentaine de minutes réalisé à l’initiative de l’historien Henri Michel, les traces de l’horreur indépassable qui s’est jouée là: empilements monstrueux de corps décharnés et entassements sans fin de chaussures, de lunettes et de cheveux tondus… Le tout, notamment mis en parallèle avec les regards face caméra, vidés de toute expression, de survivants exsangues. S’il ne fait pas encore très bien la distinction entre camps de concentration et camps d’extermination, le film fait indéniablement figure de premier garde-fou décisif contre une éventuelle avancée du négationnisme, ainsi que contre le retour tant redouté du totalitarisme ou de l’antisémitisme. Il se frotte par ailleurs en toute conscience à la question fondamentale des limites du cinéma, et de son pouvoir, face à l’infilmable et à l’irreprésentable. De Nuit et brouillard, François Truffaut dira: “Ce n’est pas un documentaire, c’est une méditation sur le phénomène le plus important du XXe siècle.

Nuit et brouillard d’Alain Resnais
Nuit et brouillard d’Alain Resnais © argos films

Quatre ans, plus tard, en 1960, la polémique, déjà, fait rage. En cause? Un film de fiction, cette fois: Kapò de Gillo Pontecorvo. Dans un article -sans conteste l’un des textes les plus importants de la pensée critique sur la question de la morale au cinéma- intitulé De l’abjection et publié dans les Cahiers du Cinéma, Jacques Rivette s’en prend violemment à ce long métrage qui met en scène une adolescente juive déportée avec ses parents en dénonçant ce plan resté tristement célèbre où Emmanuelle Riva se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés. Rivette écrit: “L’homme qui décide, à ce moment-là, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme-là n’a droit qu’au plus profond mépris.” L’indécence du travelling de Kapò fera date et reviendra systématiquement dans les débats sur la question de la représentation de l’Holocauste au cinéma. En filigrane, s’y joue en effet cette interrogation cruciale: la fiction peut-elle décemment s’emparer d’un événement historique et métaphysique aussi terminal que la Shoah? Et si oui, comment?

Territoires de la mémoire

Nombreux en tout cas seront les films de fiction à s’y casser les dents, échouant simplement à s’élever à la hauteur de l’événement et de la tâche, et soulignant ainsi bien involontairement les faiblesses, voire même parfois l’obscénité, du caractère factice propre à toute représentation fictive face à l’aveuglante réalité de la solution finale. Et puis arrive Claude Lanzmann, donc, et le monument Shoah, modèle de rigueur et d’intransigeance auquel il consacre douze années de travail, et qui semble régler à lui seul la question de la représentation de l’Holocauste à l’écran. Ce documentaire de plus de 9 heures fait, en effet, le choix radical de ne comporter aucune image d’archives. Tourné à la charnière des années 70 et 80, il se compose d’entrevues de témoins directs de la Shoah et de prises de vues faites sur les lieux du génocide au présent du tournage. La vérité de Shoah, ce sont donc des lieux, des corps et des mots, qui transmettent la mémoire du réel à travers des récits authentiques, chapelet inébranlable d’anecdotes et de faits relatés et recueillis avec une précision extrême et un soin minutieux. Ainsi, par exemple, la description détaillée du fonctionnement d’une chambre à gaz par un survivant, montée sur les images de ces mêmes lieux en ruines, atteint une puissance d’évocation qui dépasse de loin celle de n’importe quelle image d’archives, sans même parler des vaines tentatives fictionnelles de reconstitution hollywoodienne. À propos de Shoah, Jan Karski, premier témoin officiel de l’extermination des Juifs en Pologne qui intervient par ailleurs dans le film, aura légitimement ces mots: “Shoah est sans aucun doute le plus grand film qui ait été fait sur la tragédie des Juifs. Nul autre n’a su évoquer l’Holocauste avec tant de profondeur, tant de froide brutalité et si peu de pitié pour le spectateur. De surcroît, la construction du film, l’enchaînement des témoignages, des événements, de la nature et des saisons débordent d’une poésie très pure. Ceux qui verront ce film ne pourront jamais l’oublier.

Représentation impossible?

Dans la foulée de Shoah, Claude Lanzmann, qui était déjà un virulent détracteur de la mini-série américaine Holocauste avec Meryl Streep et James Woods, diffusée à la fin des années 70, se voit en quelque sorte comme le garant moral de la figuration de la Shoah à l’écran. Quand sort La Liste de Schindler de Steven Spielberg en 1993, il ne décolère pas. Dans un papier publié dans le journal Le Monde en mars 1994 et titré Holocauste, la représentation impossible, Lanzmann écrit: “Spielberg ne peut pas raconter l’histoire de Schindler sans dire aussi ce qu’a été l’Holocauste; et comment peut-il dire ce qu’a été l’Holocauste en racontant l’histoire d’un Allemand qui a sauvé 1 300 Juifs, puisque la majorité écrasante des Juifs n’a pas été sauvée?” Pour lui, le cinéma ne peut pas tout se permettre, et il compare le geste de Spielberg à la transgression impardonnable d’un interdit moral. “En voyant La Liste de Schindler, écrit-il encore, j’ai retrouvé ce que j’avais éprouvé en voyant le feuilleton Holocauste. Transgresser ou trivialiser, ici, c’est pareil: le feuilleton ou le film hollywoodien transgressent parce qu’ils trivialisent, abolissant ainsi le caractère unique de l’Holocauste.

La Liste de Schindler de Steven Spielberg
La Liste de Schindler de Steven Spielberg © belga

Lanzmann n’est pas le seul à critiquer Spielberg, à qui on reproche par exemple encore de filmer les déportés traqués par les nazis comme les nageurs attaqués par le requin des Dents de la mer ou les enfants poursuivis par les dinosaures de Jurassic Park. La Shoah est-elle soluble dans le divertissement de masse? Poser la question, c’est déjà quelque part y répondre… Mais certains intellectuels s’élèvent alors contre le dogmatisme de Lanzmann, qui dénie notamment au cinéma de fiction son principe d’efficacité émotionnelle. Spielberg lui-même réagira plus tard dans la presse française: “Aucun film, et j’inclus La Liste de Schindler dans le lot, aucun documentaire, même Shoah de Claude Lanzmann, ne peut décemment rendre compte de ce que le monde juif en Europe a enduré, et ce à quoi il a survécu. Mon sentiment est qu’il me fallait en parler, tout au moins essayer. D’une certaine manière, j’ai échoué, comme Claude Lanzmann, comme Primo Levi, comme Elie Wiesel.

Des motifs d’espoir

La vie est belle de Roberto Benigni
La vie est belle de Roberto Benigni © belga

Jamais clos, le débat court encore. Dans la foulée de La Liste de Schindler, les sorties, coup sur coup, de La vie est belle de Roberto Benigni (1997), Train de vie de Radu Mihaileanu (1998) et Jakob le menteur de Peter Kassovitz (1999) posent la question épineuse de l’humour et de la comédie. Peut-on rire sur fond de Shoah? Certains vont jusqu’à reprocher à ces films de faire inconsciemment le lit du négationnisme. D’autres préfèrent défendre la thèse de la puissance vitale du rire, de la poésie et du désir de fiction face au désespoir et au chaos, même les plus mortifères.

Au même moment, Voyages du Français Emmanuel Finkiel (1999), qui mêle intimement le réel et la fiction, s’impose indiscutablement comme l’une des plus grandes réussites de “dramatisation” de la Shoah au cinéma. Amen, Le Pianiste, The Reader, Le Garçon au pyjama rayé, La Rafle, Elle s’appelait Sarah… Souvent plus embarrassantes qu’autre chose, les fictions prenant l’Holocauste pour toile de fond continuent, à sa suite, de se multiplier sur les écrans. En 2015, Le Fils de Saul de László Nemes, proposition claustrophobe et immersive qui reste radicalement rivée à son personnage de Sonderkommando dans l’enfer d’Auschwitz, reléguant le carnage en bord de cadre, dans le flou ou en dehors du cadre, s’attire un concert de louanges et… est même, stupéfaction, adoubé par Claude Lanzmann lui-même!

Le Fils de Saul de Laszlo Nemes
Le Fils de Saul de Laszlo Nemes © belga

Alors bon, qu’aurait bien pu penser ce dernier de The Zone of Interest de Jonathan Glazer, objet conceptuel où la véritable violence, la violence suprême, reste toujours hors champ, suggérée par de glaçants bruitages ou de funestes images de fumée? Prétendre pouvoir répondre à cette question aurait sans doute aussi quelque chose d’obscène. En cinéphile résolument lanzmannien, on fait en tout cas le choix d’applaudir.

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