Julia Ducournau est-elle toujours la reine du body horror? «Je continuerai à faire les mêmes films personnels, même si ça signifie que le public ne suit pas toujours»

Avec Alpha, Julia Ducournau a divisé la critique au dernier Festival de Cannes.

Avec Grave et Titane, Julia Ducournau s’est imposée comme la reine du body horror. Dans son troisième film, Alpha, elle y ajoute du drame familial. Une combinaison qui, à Cannes, n’a pas séduit tout le monde.

Rencontre Dave Mestdach

Alpha

Drame de Julia Ducournau. Avec Golshifteh Farahani, Tahar Rahim et Mélissa Boros. 2h08.

La cote de Focus: 1/5

Après avoir marqué les esprits avec Grave et raflé la mise avec Titane, Julia Ducournau revient avec Alpha, proposition cinématographique peut-être plus clivante encore que ses opus précédents. Alpha est trop. Trop allégorique, trop plastique, trop mélodramatique, trop vite, trop fort, au point souvent d’être assourdissant, de trop de bruit, et trop de symboles. Alpha est l’histoire d’un amour familial sur fond d’épidémie, celle d’une mère qui tremble aujourd’hui pour sa fille adolescente, quand elle tremblait hier pour son jeune frère. Dans ce tourbillon sensoriel et temporel, on peine à rencontrer les personnages. Reste que dans cette confusion sentimentale et narrative, on ne voit pas passer le temps, et on retiendra de belles idées visuelles, comme ces corps minéralisés qui se réifient dans la mort.

A.E.

Que faites-vous lorsque votre premier long métrage, Grave (2016), un conte initiatique sur une étudiante végétarienne qui découvre la chair humaine, devient d’emblée un film culte et que, avec votre deuxième film –le transgressif Titane (2021), sur une tueuse en série qui a des relations sexuelles avec une Cadillac– vous remportez la Palme d’or?

Réponse: vous laissez s’échapper de votre boîte crânienne un film encore plus ambitieux et plus personnel, au risque de perdre une partie de votre public. Non par dégoût, mais par fatigue. C’est ce qui est arrivé à Julia Ducournau à Cannes, où Alpha était pourtant l’un des titres en compétition les plus attendus. C’est l’histoire d’une fille de 13 ans qui vit avec sa mère célibataire –une infirmière qui refuse d’abandonner ses patients– et son oncle junkie, tandis qu’une maladie qui transforme lentement les gens en marbre –et qui rappelle la pandémie du sida dans les années 1980– s’insinue dans leurs vies.

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Julia Ducournau débarque sur le rooftop d’un hôtel de luxe à Cannes comme un mannequin sorti d’un fantasme de Helmut Newton: blonde, cheveux courts, tailleur noir, talons dangereusement hauts. Elle parle posément, mais ses phrases ont un côté tranchant, comme si elle s’apprêtait à planter rhétoriquement le scalpel. «Dans les années 1980 et 1990, le sida était partout, dit-elle, et en même temps, il existait un complot collectif pour ne pas en parler, ou pire, pour faire porter la faute aux malades. Même dans la cour de récréation, cette peur était palpable. Si quelqu’un saignait, personne ne jouait avec lui pendant deux jours. C’était notre logique d’enfants. Et personne ne s’est jamais excusé.»

Dans Alpha, ce mauvais souvenir d’enfance –la réalisatrice est née en 1983– se traduit par une maladie qui change lentement les corps en marbre: «Pas tant un virus, explique la réalisatrice, qu’une contagion de la peur.» Pour cela, Julia Ducournau recourt à l’image du gisant: des figures couchées, taillées dans la pierre, comme celles que l’on voit sur les tombeaux médiévaux, à moitié vivantes, à moitié mortes. Selon la psychologie jungienne, les traumatismes de ces «morts non pleurés» peuvent se transmettre aux générations suivantes. Ducournau utilise littéralement cette image: des corps qui sont à la fois chair et pierre. «Le métal peut encore fondre et changer, mais la pierre ne mute pas. Là où il n’y a pas de changement, il y a stagnation. Et la stagnation, c’est la mort.»

Que l’histoire se déroule dans une famille de migrants n’est pas une manœuvre de politique identitaire, mais est lié à sa propre biographie. Sa mère est kabyle –un groupe ethnique du nord de l’Algérie. À la maison, à Paris, on parlait le berbère qu’elle-même ne comprenait pas. «J’étais comme Alpha: je ne comprenais pas mes grands-parents, mais l’amour faisait que nous nous comprenions quand même

Par ailleurs, Ducournau est littéralement une «fille de médecin»: sa mère était gynécologue, son père dermatologue. «D’où le fait que je n’ai pu travailler que d’une manière sécurisée et médicalement responsable», dit-elle, en référence à la perte de poids drastique de Tahar Rahim qui, pour le rôle de l’oncle junkie d’Alpha, a été constamment suivi par des médecins et des diététiciens. «Je n’ai jamais dit jusqu’où il devait aller. Chaque semaine, Tahar était testé, il recevait des perfusions de vitamines et de compléments. Cela n’empêchait pas que j’aie été morte d’inquiétude pendant toute la période de tournage.» L’actrice de 6 ans qui joue Alpha enfant a, elle aussi, été accompagnée avec précaution. «Elle a appris à pleurer grâce à des exercices de respiration, pas par violence émotionnelle. Elle disait: « Julia, j’appuie sur les pédales de l’émotion », et hop, des larmes. Ensuite, elle allait sauter à la corde, l’air de rien.»

La Palme d’or a été une bénédiction, pas une malédiction.

Pour la structure d’Alpha, la réalisatrice a choisi une séparation visuelle entre le passé et le présent. «Parce qu’un traumatisme n’obéit pas au temps linéaire. Un traumatisme est fait de lambeaux du passé, d’angoisses pour l’avenir, tous présents en même temps dans le maintenant. La chronologie du film est donc poreuse.» Elle a plongé les années 1980 dans des images saturées, «celles d’une société encore entière». Les années 1990 ont été traitée avec désaturation froide comme le métal, «celles d’une société fracassée par la peur et la défiance».

Julia Ducournau a fait appel pour ces images à notre compatriote Ruben Impens, qui avait déjà mis en boîte Grave et Titane et qui est aussi le directeur de la photographie attitré de Felix Van Groeningen. «La signature de Ruben fait partie de mon cinéma. Au fil des années, nous avons fusionné, et cette fusion est toujours plus productive et plus évidente. Il comprend parfois mon regard avant même que je l’aie formulé.»

Reste cette question: Alpha est-il encore un pur film de genre? Ducournau estime que non. «Le genre crée de la distance. Ici, je voulais briser cette distance. Ne jamais montrer la maladie comme un spectacle.» Le résultat est nettement moins furieux que Titane, davantage un drame familial à combustion lente, à la fois poétique et –soyons honnête– pesant et embrouillé. Rien d’étonnant à ce que les critiques se soient montrés moins enthousiastes, mais Ducournau n’est pas la première cinéaste de genre à passer par là. Le pionnier du body horror David Cronenberg a lui aussi laissé ses fans perplexes lorsqu’il a troqué l’horreur physique de La Mouche et Vidéodrome pour les psychodrames glacés M. Butterfly et Crash –des films qui parlent autant de désir et d’aliénation que de chair et de virus.

Julia Ducournau ne paraît pas s’en soucier. Elle voit ses films comme «des facettes d’un seul diamant: toujours la même matière, mais chaque fois prise différemment par la lumière. Mes thèmes demeurent, mais la perspective se déplace.» Elle refuse donc l’idée d’un coup du lapin après la Palme d’or. «La Palme a été une bénédiction, pas une malédiction. On ne peut que se perdre si l’on croit qu’il faut soudain devenir quelqu’un d’autre. Je continuerai à faire les mêmes films personnels, même si ça signifie que le public ne suit pas toujours.»

Les autres films qui sortent cette semaine

Eden

Drame de Ron Howard. Avec Jude Law, Vanessa Kirby, Sydney Sweeney. 2h09.

La cote de Focus: 2/5


Jasin Boland

L’enfer, c’est les autres, nous rappelle Ron Howard (Apollo 13, A Beautiful Mind, The Paper) avec son 28e film inspiré d’une histoire vraie, celle du Dr. Friedrich Ritter et de sa femme Dora Strauch, exilés sur une île déserte des Galapagos à l’aube des années 1930 pour trouver rien moins que le sens de la vie. Leur néoparadis se retrouve néanmoins vite envahi par un couple d’admirateurs (lesté de leurs enfants) et une héritière qui compte bien capitaliser sur ce petit coin de nature encore vierge. En lieu et place d’un esprit de communauté et d’entraide se développe très vite une forme létale de rivalité, la survie de l’un s’accommodent bien peu de celle de l’autre. Le film questionne à point nommé la possibilité d’une utopie, le luxe de s’extraire du monde et la vanité de rêver seul un monde meilleur. Pas de doute, Ron Howard sait y faire pour raconter une histoire de façon divertissante, et si l’on fait abstraction des accents ridicules dont sont affublés tous ces Allemands qui parlent anglais entre eux, le casting, emmené par Jude Law, Vanessa Kirby et une Ana de Armas déchaînée, est plutôt convaincant. Mais en grattant un peu, la peinture des personnages surprend par son sexisme à peine larvé, et donne surtout envie de s’intéresser à l’histoire vraie elle-même.

A.E.

Islands

Thriller de Jan-Ole Gerster. Avec Sam Riley, Stacy Martin, Jack Farthing. 2h02.

La cote de Focus: 3,5/5


Jasin Boland

Islands évoque l’histoire de Tom (Sam Riley), ex-prodige du tennis reconverti en modeste coach pour touristes, qui soudainement se rapproche d’une petite famille mal assortie, composée de l’énigmatique Anne (Stacy Martin), de son mari instable Dave (Jack Farthing) et de leur fils Anton. Alors qu’une étrange amitié lie bientôt les différents personnages, Dave disparaît sans laisser de traces lors d’une soirée bien arrosée… L’intrigue pourrait déboucher sur une enquête, mais le cinéaste Jan-Ole Gerster, réputé pour ses personnages tourmentés, décide de traiter ce postulat sous un angle introspectif. L’absence de Dave crée un mystère, certes, mais surtout un vide qu’il faut combler. Pour Tom, bloqué depuis des années dans une vie sans attaches ni responsabilités, l’hypothèse de reformer une famille avec la veuve Anne et son adorable fils devient de plus en plus concrète. A moins que Dave ne ressurgisse? Plastiquement superbe et finement scénarisé, Islands se savoure moins comme un film noir que comme une troublante parenthèse existentielle, qui évoque les vies qu’on mène et celles qu’on aurait pu mener.

J.D.P.

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