Jordan Peele (Nope) : « Je tenais à faire quelque chose autour de notre rapport au divertissement et à l’argent »
Jordan Peele (Get Out, Us) signe avec Nope un nouvel objet filmique non identifié qui questionne notre regard et notre besoin maladif d’attention.
Certains voient en lui le nouvel Hitchcock. Rien de moins. On serait davantage tenté d’en faire le fils spirituel de Steven Spielberg ou de M. Night Shyamalan. Avec Nope aujourd’hui, il signe en tout cas le blockbuster estival dont le monde avait besoin: efficace et malin. Mais qui est Jordan Peele?
Né à New York à la fin des années 1970 d’un père noir et d’une mère blanche, le gaillard fait ses classes comme humoriste dès le début des années 2000 à la télévision dans la série Mad TV puis crée l’usine à sketchs Key & Peele sur Comedy Central. L’émission est un succès et croule même sous les récompenses. Personne, pour autant, n’anticipe le hold-up parfait que Peele prépare alors secrètement en coulisses. En 2017, en effet, il signe en solo son premier long métrage en tant que réalisateur: Get Out, petit film fauché qui électrise l’Amérique en passant les stéréotypes raciaux à la moulinette horrifique. Couple mixte semblant filer le parfait amour, Rose et Chris y décident d’officialiser leur relation auprès des géniteurs WASP jusqu’au bout des ongles de la première lors d’un week-end hors du temps dans leur maison de campagne. «Ne va pas chez les parents de ta petite amie blanche», s’affole, mi-rigolard, le meilleur pote de Chris: dans sa bouche, l’avertissement résonne à la manière d’une règle de film d’horreur méta à la Scream. La suite fait brillamment rimer terreur et politique sans jamais se départir d’un humour que Peele a d’évidence très… noir. Le cinéaste en herbe prétend d’ailleurs que l’idée de Get Out lui serait venue d’un spectacle de stand-up signé Eddie Murphy où ce dernier moquait les préjugés raciaux. «Ce n’est pas parce que vous êtes invité que vous êtes le bienvenu», prévient ainsi l’affiche du film. En effet…
C’est tout l’art de Jordan Peele de réussir le grand écart entre les vieilles peurs immémoriales et l’instantanéité de la culture pop.
Moins fable pamphlétaire que radiographie hyperbolique de la psyché malade de l’Amérique, Get Out propulse instantanément Jordan Peele dans le cercle très fermé des cinéastes avec lesquels il faudra désormais compter. Le bougre ne manque pas de faire fructifier cette opportunité en or, d’autant que, dans la foulée, il entre dans l’histoire en devenant le premier Afro-Américain à remporter l’Oscar du meilleur scénario original pour ce film. A la tête de Monkeypaw Productions, sa propre boîte, il produit le BlacKkKlansman de Spike Lee, crée pour YouTube la série Weird City (cousine comique de Black Mirror) et redonne vie à l’une de ses influences phares, la série culte The Twilight Zone. En 2019, il repasse derrière la caméra avec Us, petite déception filmique qui n’en enfonce pas moins le clou dans son exploration de l’Amérique des damnés – celle des minorités et des opprimés. Là où Get Out mettait emphatiquement en lumière ce que signifie être Noir dans un pays dominé par les Blancs, Us s’intéresse en effet symboliquement à la façon dont les nantis du système peuvent choisir d’ignorer l’oppression dont leurs propres privilèges sont la source même. Moins réussi, le film est un nouveau succès au box-office et achève de faire de Jordan Peele l’une des personnalités les plus influentes de son temps. Lequel produit dans la foulée la juteuse série pulp et militante Lovecraft Country, avant de scénariser pour le cinéma la très intéressante suite-reboot de Candyman sur fond de violences policières et de Black Lives Matter. Peele, c’est sûr, a de la suite dans les idées. En quelques années à peine, il est devenu le roi du divertissement populaire et engagé.
Peur bleue et billets verts
C’est, sans surprise, ce même sillon que creuse aujourd’hui Nope, troisième long métrage scénarisé et réalisé par Jordan Peele. Porté par une belle photographie crépusculaire teintée de bleu, le film mélange en effet à nouveau pur cinéma de genre et critique sociale tranchante planquée derrière le paravent d’un concept fort. Dans Nope, O.J. et sa sœur Emerald tentent de survivre en entraînant des chevaux destinés à tourner dans des productions télévisuelles et cinématographiques. Au cœur de la vallée perdue du fin fond de la Californie où ils vivent, ils sont bientôt les témoins privilégiés de phénomènes étranges dans le ciel, et y voient la possibilité de se renflouer. A condition d’être capables de filmer ou de prendre en photo ce qui se trame au-dessus de leurs têtes…
Difficile de ne pas voir dans le film une espèce de Rencontres du troisième type à l’ère des réseaux sociaux et de la culture woke. Lors d’un point presse virtuel organisé cet été, l’acteur Daniel Kaluuya (Get Out), dont le personnage dans Nope ne se prénomme pas pour rien O.J. (référence évidente à O.J. Simpson, et à la surmédiatisation de son cas), nous confiait ainsi: «Pour moi, le grand thème du film est indéniablement notre soif, impossible à étancher, d’attention. Nope pointe aussi à quel point nous pouvons concentrer notre énergie et notre esprit sur des choses nocives pour nous. Impossible pour moi, par exemple, de ne pas faire le lien entre l’intrigue du film et notre rapport à Instagram. Toutes ces heures que nous perdons à regarder défiler des choses sans réel intérêt. L’entité extraterrestre qui obsède les personnages symbolise d’évidence toutes ces obsessions futiles qui peuvent se retourner contre nous et nous piéger dans leurs filets.»
A l’origine, le film devait s’appeler Little Green Men (Les Petits Hommes verts), en référence à la présence alien dans le film, mais aussi, et peut-être surtout, à l’obsession des hommes pour le dieu dollar et ses chers petits billets verts. Et Peele lui-même de commenter: «Vous savez, je parle toujours dans mes films de la faiblesse des hommes. Je tenais cette fois à faire quelque chose autour de notre rapport au divertissement et à l’argent, de notre besoin constant de monétiser toute forme de spectacle.» Un blockbuster estival qui se pique de questionner les limites de la société du spectacle? La proposition ne manque assurément pas de chien. Elle s’affiche d’ailleurs dès l’ouverture de Nope, qui débute solennellement sur une citation biblique: «Je jetterai sur vous une abominable saleté, je vous rendrai vils et je ferai de vous un spectacle.» Mieux qu’Andy Warhol et son prophétique quart d’heure de célébrité, le grand livre sacré comme grille de lecture définitive de notre époque hyper connectée? C’est tout l’art de Jordan Peele, bien sûr, de réussir le grand écart entre l’ancien et le nouveau, les vieilles peurs immémoriales et l’instantanéité de la culture pop. A ce petit jeu, Nope brasse d’ailleurs très large, se proposant peu ou prou d’être tout et son contraire. Entre le divertissement tapageur et sa critique acerbe, Peele, au fond, ne choisit pas, embrassant ses propres contradictions avec un appétit rabelaisien digne d’une créature venue d’ailleurs. Son cinéma fait la synthèse de tous les genres (horreur, science-fiction, nouveau western…) mais ne ressemble, in fine, qu’à lui-même. La clé d’un spectacle réussi?
Univers partagé?
Get Out. Us. Nope. En trois films, Jordan Peele s’est imposé comme le chantre des titres lapidaires qui laissent des boulevards à l’imagination et à l’interprétation. A tel point que certains fans ont choisi de n’y voir que les segments tranchants d’un seul et même énoncé à reconstituer: «Get Out, Us? Nope.» («Sortir, nous? Nan.») Ce qui tendrait à avaliser l’idée selon laquelle il y aurait un univers cinématographique commun aux longs métrages de Jordan Peele, un peu comme chez Marvel. Le réalisateur, en effet, a le chic pour truffer ses films de ce que les Américains appellent des easter eggs (littéralement des «œufs de Pâques», soit des références cachées au sein même de leur univers diégétique) qui fonctionnent comme autant de liens ou de clins d’œil entre les différents récits. Ainsi, par exemple, au détour d’une scène, les personnages de Nope prennent un repas chez Copperpot’s Cove, chaîne de restauration rapide fictive qui apparaissait déjà dans Us. Adepte du secret et du mystère, Peele avoue se régaler face aux théories qui ne manquent pas de pleuvoir à propos de ses films et de leurs intitulés. Au sujet du titre Nope, le cinéaste a toutefois consenti à donner quelques explications, arguant que, comme Get Out, il avait avant tout été choisi pour refléter la possible réaction du public face à son film dans les salles de cinéma. Du genre «Nan, j’y crois pas» ou «Nan, je ne veux pas voir ça». Ce qui ne contredit pas forcément une autre théorie tenace à propos de ce titre qui voudrait que Nope soit un acronyme pour «Not of planet Earth» («Pas de la planète Terre», donc). Une chose est sûre: on n’a pas fini d’entendre parler des films de Jordan Peele…
Horreur noire
Libérateurs à bien des égards, les films de Jordan Peele s’inscrivent indéniablement, et en pleine conscience, dans une histoire tumultueuse de la figure de l’Afro-Américain sur les écrans, et plus particulièrement dans le cinéma de genre. Un documentaire récent s’intéresse assez brillamment à cette question: Horror Noire: A History of Black Horror de Xavier Burgin (2019), au sein duquel Peele témoigne d’ailleurs abondamment. Faisant logiquement remonter les lourds préjugés raciaux qui traversent toute l’histoire du cinéma US à l’inévitable Naissance d’une nation de D. W. Griffith (1915), dans lequel les Noirs (souvent joués par des acteurs blancs) sont présentés comme de dangereux agresseurs sexuels légitimement matés par le Ku Klux Klan, le film questionne la place accordée aux Afro-Américains sur les écrans au fil du temps, entre pure invisibilisation et sommation massive à jouer les faire-valoir ou les clichés ambulants. Fasciné depuis toujours par le rôle iconique tenu par un Duane Jones dans le cultissime Night of the Living Dead de George Romero (1968), Jordan Peele confie ainsi notamment que les protagonistes, nuancés et complexes, de ses films se sont largement construits en réaction au stéréotype absolu de l’unique personnage noir toujours sacrifié en premier dans les films d’horreur des années 80. «Je pense que le genre horrifique, comme la comédie, a cette capacité rare à susciter la réflexion et le débat sur des problèmes sociaux bien réels, et ce de manière très puissante», dit-il. Message bien reçu.
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