Joaquin Phoenix joue son Joker face à Lady Gaga: “C’est très rare qu’une scène intense me tourmente”
Le Joker a valu à Joaquin Phoenix un premier Oscar, après plusieurs nominations, et un succès fracassant. Il reprend aujourd’hui ce rôle, dans une version bien moins agressive, en chantant et en dansant. Interview exclusive.
« Vous allez bien ? Vous voulez un verre d’eau? Ou un café? » Il ne faut que quelques secondes à Joaquin Phoenix pour briser sa réputation d’acteur cinq étoiles qui deviendrait revêche, grognon et capricieux dès que des journalistes lui posent des questions. Pour la première fois, la star de The Master, We Own the Night, Her, Gladiator, Walk the Line et de tant d’autres films mémorables reprend un personnage. Mais précisons tout de suite que Joker et Joker: Folie à deux se ressemblent autant qu’un chat et un poisson. Dans Joker, plus proche d’un classique des débuts de Martin Scorsese que d’un film de Batman, Joaquin Phoenix, amaigri pour ce rôle, décrochait (après avoir été nominé trois fois) un premier Oscar archi-mérité en incarnant Arthur Fleck: un comédien raté au sourire compulsif, une sorte de Travis Bickle sorti de Taxi Driver et tuant tour à tour sa mère, des traders sans scrupules et Robert De Niro. Joker: Folie à deux est pour sa part à la fois un film carcéral, un drame judiciaire et une comédie musicale dans laquelle le Joker ne tue plus mais chante et danse avec Lady Gaga. Celle-ci, dans la peau d’Harleen Quinzel, fera ressurgir le terrible clown criminel qui sommeille en Arthur Fleck.
Qu’est-ce qui vous a tant plu dans ce rôle d’Arthur Fleck / le Joker pour que vous vous affamiez une deuxième fois pour l’incarner?
Je me suis posé la même question. L’avantage, c’est que je peux jouer la même scène complètement différemment huit fois de suite sans qu’elle perde sa vraisemblance. On peut prendre des directions incroyablement nombreuses. La même scène peut être très drôle ou très pesante et dramatique. J’y prends beaucoup de plaisir. C’est un personnage composé de deux personnalités, sur le fil du rasoir à chaque instant. On ne sait jamais de quel côté il va pencher. Complètement imprévisible. C’est très agréable à jouer. En général, Todd Phillips et moi sommes d’accord sur la version de la scène qui servira le mieux le film. Je voudrais d’ailleurs mettre en avant ses mérites. Je pense qu’on accorde trop de crédit aux acteurs quant au résultat final, alors que c’est le réalisateur qui façonne le film.
Joker et Joker: Folie à deux sont étonnamment différents. Pourquoi une suite? Qu’aviez-vous envie d’approfondir?
Qui est Arthur? Qui est le Joker? Quels sont les facteurs externes qui jouent un rôle dans la bataille qui oppose ces deux-là? L’idée est venue en discutant avec Todd pendant le tournage du premier film. J’avais 45 ans et je devais passer des heures au maquillage, etc. Je ne m’en plains pas, mais ça m’a fait penser aux membres de groupes comme Kiss ou Slipknot. Quand ils avaient 20 ans, ils ont pensé que ce serait marrant de se maquiller et de s’habiller de manière très théâtrale. Mais que se passe-t-il quand le groupe devient populaire et que les déguisements s’avèrent être une partie intégrante du spectacle. Bien des années après, vous avez dépassé la quarantaine et vous devez encore porter des bottes à semelles compensées et vous maquiller pire qu’un clown. Il faut pouvoir le supporter. Et vous ne pouvez pas revenir en arrière, car le public en redemande. Vous avez beau crier sur tous les toits que vous n’êtes pas ce personnage, il s’accroche à vous. Cette réflexion m’a bien fait rire. Elle nous a mis sur la piste de Joker: Folie à deux. Mon personnage doit durement lutter avec son personnage public.
Et votre propre image? Vous arrive-t-il de lutter contre l’image que les gens ont de vous?
Comme tout le monde, je suppose. Je pense que nous faisons tous l’expérience de différences entre ce que nous sommes et la façon dont les autres nous perçoivent. Arthur/le Joker n’est qu’un exemple extrême. Aussi simpliste que ça puisse paraître, nous aspirons tous fondamentalement à l’acceptation, à la reconnaissance, à la validation et à l’amour. Arthur fait l’expérience -peut-être pour la première fois- d’une connexion intime lorsqu’il rencontre Lee. Même l’adoration massive dont il a fait l’objet semble bien terne comparée ce qu’il ressent pour elle. Ca l’oblige à réfléchir encore plus à ce qu’il est vraiment.
Le Joker est un personnage schizophrène, ambigu, instable. Il vous a permis de décrocher un Oscar et vous l’incarnez pour la deuxième fois. Sort-on indemne d’une telle expérience?
Je peux difficilement prétendre que ça ne m’affecte pas, que ça n’a aucun effet sur moi. Bien sûr que ça vous touche quand vous passez des mois et des mois à travailler intensément sur quelque chose. Je m’y suis mis six mois avant le tournage. Mes journées étaient principalement remplies de cours de chant, de danse et de réunions avec Todd. En consacrant autant de temps au Joker, il est évident que le personnage commence à s’imposer dans vos pensées. Mais si je dis ça, la presse va gonfler mes propos. Je suis quasiment sûr que vous aussi vous mettez beaucoup d’énergie dans votre métier, que vous essayez d’en savoir le plus possible sur la personne que vous devez interviewer ce jour-là. Qu’il vous arrive de vous réveiller le matin avec une idée de question à poser. Ca fait partie du job.
Vous êtes un pro, vous faites votre travail et les personnages sombres et tourmentés en font partie, c’est ça?
Je pense surtout que ce n’est pas très intéressant ou excitant de parler de la façon dont le Joker m’a affecté. Parce que ça s’est bien passé. Je fais ce travail depuis longtemps maintenant et vous seriez surpris de voir à quel point c’est imprévisible. Certaines scènes émotionnelles intenses qu’on appréhende peuvent se passer sans problème. Ca marche tout seul. On n’a même pas l’impression de travailler. Et parfois une scène très simple -marcher dans un couloir, un dialogue anodin- peut devenir un cauchemar. Surtout quand ça ne fonctionne pas et qu’on s’en veut de ne pas avoir réussi quelque chose d’aussi simple et direct. C’est à ce moment-là que l’on peut être aspiré dans un tourbillon. Vraiment, c’est très rare qu’une scène intense me tourmente, mais certaines scènes idiotes m’ont déjà presque brisé parce que j’ai commencé à douter de mes capacités.
Nous n’avons pas encore parlé de la musique. Pendant votre version de Ne me quitte pas de Jacques Brel, on doit s’empêcher de compatir totalement avec ce meurtrier. C’est une sorte d’apothéose intime et anti-spectaculaire.
Nous n’avons jamais envisagé d’autres chansons que celle-là. La première version que j’ai entendue était un live capté plusieurs années après l’enregistrement original. J’ai été soufflé. C’était injuste de devoir me mesurer à cette version. On entend que Brel a mis toute sa vie dans son interprétation. Moi, je ne peux pas. Toutes les autres chansons du film sont plus ou moins des standards -Sinatra, etc. Pour chacune, il y avait beaucoup de références, d’exemples de la façon de faire, à condition de bien s’entraîner. Et ce sont les paroles de la chanson qui clarifient ce qui se passe dans mon personnage à ce moment-là, pas l’interprétation. Je n’ai pas dû trop m’investir.
Alors que c’est le ressenti qui rend If You Go Away (la version en anglais de Ne me quitte pas) si émouvante.
La chanson coïncide complètement avec le déchirement qu’éprouve le personnage. J’ai travaillé dur. J’avais beau m’entraîner, je butais sur la mesure en 3/4, qui est la signature de Brel. Le pianiste a fini par suggérer de passer à un 4/4. Mais je ne voulais pas. Si je ne pouvais pas interpréter la chanson telle qu’elle était écrite, c’était un échec. J’étais tellement déçu, tellement en colère contre moi de ne pas réussir à interpréter Brel correctement. Nous avons encore essayé, et puis ça a marché. Heureusement. Parce ce que c’est en effet un moment-clé. Dans toutes les autres chansons, Arthur rêve de ce qu’il pourrait être. C’est enfantin, innocent, enchanteur. Mais dans If You Go Away, on entend quelqu’un dont le cœur a été brisé. Il ne s’agit pas d’une expérience d’enfant, mais d’adulte. Une expérience qu’Arthur ne connaissait pas. J’ai fait tout mon possible pour que ça ressemble à une supplication.
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