Jesse Eisenberg, l’homme pressé
Hyperactif, Jesse Eisenberg se multiplie sur les écrans et ailleurs, retrouvant la franchise Now You See Me après avoir récemment campé l’alter ego de Woody Allen dans Café Society et incarné Lex Luthor dans Batman v Superman.
Nul n’a oublié la scène d’ouverture de The Social Network où, sous les traits de Mark Zuckerberg, le futur créateur de Facebook, Jesse Eisenberg saoulait Rooney Mara à force de la bombarder d’idées -trois par phrases, au bas mot. Un rôle de composition, bien sûr, mais encore: l’acteur que l’on rencontre à Cannes, où il est venu défendre Café Society de Woody Allen, n’est pas sans ressemblance avec son personnage d’alors, en effet. L’intelligence aux aguets, mais aussi un débit à même de faire pâlir Martin Scorsese lui-même, comme s’il lui fallait courir après les mots qu’il lâche en rafales.
Speedé, donc -qualité pouvant prendre un tour inattendu dès lors que, joignant le geste à la parole, il se présente à l’interview le passeport et une enveloppe à la main: « Je ne savais pas comment ceci tournerait, et je tenais à pouvoir m’exfiltrer en vitesse… (rires), dit-il alors qu’on l’interroge sur cette pratique inusitée. Non, en fait, je vais à l’aéroport dans la foulée. On s’occupe de mes bagages, mais comme je suis paranoïaque, j’ai pris ceci avec moi. Et voici mon argent: je suis parano, et juif, voilà ce que c’est…« (rires) Ce qui s’appelle avoir l’esprit acéré.
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Bénéfice thérapeutique
On n’en doutait guère, à vrai dire, après avoir vu le comédien new-yorkais se multiplier sous les diverses latitudes du cinéma américain, des productions indépendantes comme The Squid and the Whale ou Night Moves aux films de studio comme The Village et de la comédie décalée façon Zombieland au produit calibré à la Now You See Me, franchise qu’il retrouve aujourd’hui pour un second épisode. Un éclectisme relevé d’une tendance à l’hyperactivité, Eisenberg ayant aligné pas moins de six films sur les deux dernières années, faisant au passage le grand écart entre Louder Than Bombs, de Joachim Trier, et Batman v Superman: Dawn of Justice, de Zack Snyder, sans oublier ses activités d’écrivain et de dramaturge -il se produit pour l’heure dans le West End avec The Spoils, une pièce de son cru. Rien que de fort naturel, à l’en croire: « Je joue pour le moment à Londres, et le côté le plus positif, c’est que pendant trois heures, je ne peux pas consulter mon téléphone, une dépendance étrange qui tend à l’épidémie. Le seul moment où je ne suis pas accaparé par des projets futurs ou l’intérêt que pourrait présenter une nouvelle histoire, c’est lorsque je joue et que je me force à être dans le présent d’un personnage. Ceux que j’interprète ont tendance à ne pas être particulièrement relax, mais au moins, ils se concentrent sur les problèmes fictionnels, alors que ceux sur lesquels je me focalise appartiennent à la réalité. Je ne suis pas habilité à parler en son nom, mais je suspecte que Woody Allen éprouve le même type de sentiment, si j’en juge par son côté prolifique et le dévouement qu’il met dans son travail. Je suppose qu’il en retire un bénéfice thérapeutique, son esprit se trouvant occupé.« Et ce n’est sans doute pas un hasard si le réalisateur de Manhattan a trouvé dans l’acteur son meilleur alter ego à l’écran depuis des lustres -pour peu, on pourrait croire qu’Eisenberg ressemble plus au personnage que s’est créé Woody Allen que Woody lui-même.
« J’ai toujours considéré que l’on interprétait des personnages pour, en quelque sorte, compenser ce que l’on est vraiment, opine-t-il. Je suis toujours surpris, quand je rencontre Woody Allen, de voir qu’il ne ressemble pas à l’image que renvoient ses films. De mon côté, je joue des personnages ayant tendance à être plus sincères que moi ou, dans le cas de « méchants », plus malveillants et plus confiants. Je suis nerveux et timide, ma vie sociale n’a pas été simple, et jouer des « bad guys » au cinéma m’intéresse parce que cela me fait défaut par ailleurs. D’où la raison pour laquelle j’ai tourné dans les deux Now You See Me, étant heureux de pouvoir y jouer un magicien impétueux, exactement mon contraire, ou encore mon rôle de méchant dans Batman v Superman. »
Ce dernier choix peut toutefois surprendre dans le chef d’un acteur ayant fait l’essentiel de son parcours, sinon exclusivement, dans le cinéma indépendant, à l’écart en tout cas des blockbusters hollywoodiens. Et qui ne cache pas combien la Mecque du cinéma ne l’inspire que fort peu. « Un des éléments que j’ai appréciés dans Café Society, c’est que si le film montre le glamour de Hollywood dans les années 30, il le fait depuis la perspective d’un gamin juif new-yorkais qui, au bout du compte, va y trouver matière à désillusion. Et cela correspond à ce que j’ai ressenti: j’étais hyper intéressé par les films et l’industrie du divertissement, mais une fois que vous y mettez les pieds, c’est pour réaliser combien elle est composée de gens qui sont semblables à vous, anxieux, désespérés, inquiets et animés par l’esprit de compétition, ce qui me met mal à l’aise. On le ressent moins à New York, parce que c’est une ville constituée de nombreuses industries, et la réussite peut y prendre des formes différentes. A l’inverse de Los Angeles, où tout tourne autour d’un seul domaine. Mais nous avons filmé Batman v Superman à Detroit, Michigan, et on ne peut guère imaginer endroit plus éloigné de Hollywood. Et puis, c’était super parce que mon personnage est intéressant et inhabituel. Ils m’ont engagé pour jouer un second rôle, et c’est l’idéal dans ce genre de production, parce que vous pouvez produire une prestation de qualité sans la pression liée au fait d’être le visage du film et l’ambassadeur d’une compagnie. »
Histoires de dorade
On peut enquiller les films, être manifestement investi, et ne pas moins en conserver une distance salutaire. Et si les tournages l’accaparent le plus souvent, Jesse Eisenberg a toujours veillé à se ménager des ouvertures, le théâtre et l’écriture lui permettant de canaliser un tant soit peu son énergie créative. On l’a vu ainsi écrire et monter ses propres pièces (outre The Spoils, il y eut Asuncion. et The Revisionist), signer régulièrement dans The New Yorker, mais aussi publier un recueil de nouvelles, Bream Gives Me Hiccups (« La dorade me donne le hoquet », traduit il y a quelques mois chez JC Lattès), qu’il a entrepris récemment de décliner en série télévisée, ne laissant à nul autre le soin d’en tourner le pilote. « C’est l’histoire d’une mère et de son fils qui essaient de grandir à la suite d’un divorce, envisagée du point de vue de ce gamin de dix ans. Ils vont dans des restaurants et le garçon écrit des critiques gastronomiques où il observe sa relation avec sa mère. Amazon avait pris une option pour en faire une série, mais nous ne nous sommes pas entendus sur le ton à adopter. Si bien que j’ai fini par la tourner de manière indépendante pour une autre société. »
De là à le voir bientôt mettre en scène un long métrage pour le cinéma, il n’y a qu’un pas, que cet artiste polyvalent se refuse pourtant à franchir. « Le théâtre et la télévision me semblent mieux convenir à ce qui m’intéresse. Il n’y a que fort peu de monde, voire personne, pour faire des films comme Woody Allen. Et par là, j’entends des films indépendants que des gens comme mes parents iraient voir. Ils sont représentatifs d’un couple de banlieue intelligent mais sans intérêt particulier pour le cinéma. S’ils vont faire la file pour X-Men ce week-end, ils ne verront jamais un film indépendant. Pour une raison que j’ignore, Woody Allen est en mesure de transcender les difficultés que connaît la scène indépendante, et cette stratification du public voulant que les spectateurs de Brooklyn puissent aller voir ces films, mais qu’ils ne soient montrés nulle part ailleurs. Mes parents vivent dans l’Amérique suburbaine et ne sont pas exposés au cinéma indépendant, mais ils verront les films de Woody Allen. Je me sens plus à même de faire ce à quoi j’aspire au théâtre, où l’on demande à un public peut-être plus concerné par les arts mais pas nécessairement bohème de venir voir une pièce. Ou encore à la télévision où l’engagement d’un spectateur est plus simple à obtenir que s’il doit prendre un(e) baby-sitter pour se rendre au cinéma. La télévision est aujourd’hui le médium qui me convient le mieux.« Et de se féliciter de l’apparition de nouveaux opérateurs, les Netflix, Amazon et autres étant venus rebattre les cartes de l’industrie: « Cette série n’aurait pas pu exister sous cette forme il y a dix ans: elle aurait été déclinée en sitcom ou en drame, ni l’un ni l’autre ne convenant pourtant. La situation actuelle me rappelle celle des années 90, avec l’engouement qui existait à l’époque pour le cinéma indépendant: des films se faisaient, et les gens allaient les voir. On en tourne encore aujourd’hui, mais les spectateurs ne vont plus autant les voir. Ce que j’ai été en mesure de faire pour cette série m’a rappelé cette effervescence…«
Jesse Eisenberg en 4 films
The Squid and the Whale (2005)
Troisième long métrage de Noah Baumbach, The Squid and the Whale(Les Berkman se séparent) impose son réalisateur tout en révélant Jesse Eisenberg, épatant sous les traits de Walt Berkman, le fils aîné d’un couple d’intellectuels new-yorkais (Jeff Daniels et Laura Linney, impeccables) décidant de se séparer, avec des répercussions en cascade. Baumbach signe une dramédie finement observée, vibrant au diapason de cette famille en crise, tout en cernant la confusion du passage à l’âge adulte. Brillant.
Adventureland (2009)
Avant les récents American Ultra etCafé Society, le premier des trois films tournés à ce jour par Jesse Eisenberg avec Kristen Stewart. Et, aux côtés deZombieland et30 Minutes or Less, l’une des rares incursions de l’acteur dans le domaine de la comédie, sous les traits de James, étudiant modèle contraint d’accepter un job d’été dans un parc d’attractions pourri de Pittsburgh. Casting en béton, bande-son à l’avenant:Un job d’été à éviter est une chronique modeste, mais tout ce qu’il y a de plus fréquentable.
The Social Network (2009)
Signant un biopic malin, David Fincher offre un rôle emblématique à Jesse Eisenberg en la personne de Mark Zuckerberg, le créateur de Facebook, un (jeune) homme que son invention, si elle fait entrer l’humanité dans l’ère de l’ultra-communication, condamne aussi, paradoxalement, à un isolement toujours plus grand. Face à Andrew Garfield, la prestation du comédien est à l’image du scénario d’Aaron Sorkin et de la mise en scène de Fincher: millimétrée. Et lui vaut sa première nomination à l’Oscar.
Night Moves (2013)
Changement de registre dans Night Moves, thriller envoûtant de la cinéaste indépendante Kelly Reichardt (Wendy and Lucy,Meek’s Cutoff), où un Eisenberg ténébreux campe un jeune agriculteur bio doublé d’un militant écologique radical décidé à frapper un grand coup en faisant sauter un barrage hydro-électrique dans les paysages de l’Oregon. Perspective à laquelle l’acteur apporte une densité peu banale, signant une composition sur le fil, au coeur d’un film aussi suffocant que discrètement magistral…
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