Rien n’arrête le réalisateur iranien, ni une interdiction de tourner ni une peine de prison. A la vengeance aveugle, il préfère l’avenir de son pays. Arrêter la violence, plutôt que la reproduire. Comme dans Un simple accident.
Un simple accidentde Jafar Panahi
Tragicomédie avec Vahid Mobasseri, Mariam Afshari, Ebrahim Azizi. 1h42.
La cote de Focus: 4/5
Tout commence par un banal accident de la route. Quand le conducteur pénètre dans son garage, c’est son destin que Vahid entend frapper à la porte. Cette claudication, il la connaît. C’est celle de son tortionnaire. Alors Vahid l’enlève. Sur le point de se rendre justice lui-même, il est saisi d’un doute: et si ce n’était pas lui? Il part alors à la recherche d’autres victimes, qui lèveraient ses doutes, et l’accompagneraient pour rendre justice. Le garagiste, la mariée et le photographe… Cette improbable équipée fait face à un insoluble dilemme moral, de ceux qui souvent font la force du cinéma iranien. Jafar Panahi, maître incontesté du genre, livre un thriller absurde imparable, même si l’intensité du début, notamment grâce au recours au hors-champ, faiblit un peu en cours de route, avant de resurgir à la toute fin.
A.E.
Et soudain, Jafar Panahi est là, devant vous, dans la suite d’un hôtel de luxe bruxellois. Droit comme un i, vêtu d’un costume impeccable. Imperturbable. Il y a 20 ans, tout cela n’aurait rien eu d’inhabituel. Mais c’était avant. Avant que le régime iranien ne le muselle par une interdiction de tourner et de voyager, par une assignation à résidence, de l’intimidation, des interrogatoires sordides, et même une incarcération. Malgré tout, le dissident a toujours trouvé un moyen de réaliser des films et de les faire sortir du pays –quitte à cacher une clé USB dans un gâteau d’anniversaire. Régulièrement, les grands festivals ont récompensé son œuvre en son absence.
En mai dernier, Jafar Panahi a remporté la Palme d’or à Cannes avec Un simple accident. Ce thriller grinçant raconte l’histoire d’un garagiste qui croit reconnaître son bourreau au bruit de sa prothèse de jambe. Il médite sa vengeance, mais part à la recherche d’autres anciens détenus, torturés comme lui, pour éviter toute erreur. «Je crois avoir fait un bon film, mais je dois admettre que je le dois à la République islamique. C’est elle la véritable réalisatrice du film», déclare-t-il sans ciller.
«Sans cinéma, ma vie n’a plus de sens. Je ne me demande même pas à quel point c’est dangereux.»
Avez-vous puisé votre inspiration dans la tristement célèbre prison d’Evin, à Téhéran, durant vos sept mois de détention?
Je suis un cinéaste social. Je puise mon inspiration dans mon environnement, ma ville, mon pays. Sept mois de détention ont évidemment un effet. Je m’interroge sur ma responsabilité envers les personnes que j’y ai rencontrées. Que dois-je faire? Pendant trois mois, j’ai été régulièrement interrogé. Dans une pièce close, on vous oblige à rester face au mur. Un homme derrière vous pose des questions à voix haute ou vous tend un papier. Vous avez alors le droit de soulever un peu votre bandeau pour lire la question. Mais vous ne voyez jamais l’homme. Votre ouïe s’aiguise. Vous essayez de «lire» sa voix. Vous imaginez à quoi il ressemble, comment il est habillé, quel genre d’homme il est.
Vos personnages luttent contre des pulsions de vengeance. Est-il important qu’ils doutent de l’utilité sociale de cette vengeance?
Absolument. Je ne voulais pas nécessairement traiter de la vengeance, mais il est vrai que mes personnages y songent. La question de ce qu’ils doivent faire de leur bourreau revient comme un mantra. J’aime cette remarque du vieux libraire sage: il n’est pas nécessaire de leur creuser une tombe, ils l’ont déjà fait eux-mêmes depuis longtemps. Je considère que l’avenir du pays est en effet plus important que la vengeance aveugle. Il faut arrêter la violence, pas la reproduire. Mais nous n’en sommes pas encore là. C’est un film pour l’avenir.
Un avenir proche ou lointain? Combien de temps le régime de la République islamique peut-il encore tenir?
Cela ne se prédit pas. Une heure? Un mois? Un an? Plus? L’essentiel est que le peuple iranien connaisse l’issue. Politiquement, idéologiquement, culturellement, économiquement, à tous les égards le régime de la République islamique d’Iran est totalement dépassé. Il ne reste plus qu’un corps qui s’accroche au pouvoir par une répression brutale.
Après votre triomphe à Cannes, vous êtes rentré en Iran. Pourquoi ne pas commencer une vie en sécurité à l’étranger?
Je suis un peureux, je n’ai pas le courage de vivre longtemps à l’étranger. Cela me déprime. Je préfère rester chez moi. Et cette Palme d’or ne change pas grand-chose. Ce n’est pas une grande surprise. J’ai déjà remporté beaucoup de prix importants. Je ne change pas de route. La notoriété de la Palme d’or m’offre une protection supplémentaire. Un inconnu de valeur est bien plus facile à atteindre.
Vous tournez clandestinement. N’est-ce pas dangereux?
Au début, les étudiants affirmaient que c’était impossible –trop lourd, trop strict, trop compliqué– de tourner dans de telles conditions. J’ai prouvé le contraire. Aujourd’hui, je n’entends plus ce discours. Les jeunes qui font du cinéma underground sont ce que le cinéma iranien a de meilleur à offrir. Il ne suffit pas d’être créatif dans la mise en scène, il faut surtout être créatif dans l’invention de moyens permettant de tourner. Mais ce n’est pas une situation unique. La Turquie a emprisonné Yılmaz Güney, mais il est parvenu à faire sortir son scénario du pays et l’a confié à un assistant pour le réaliser. Chaque Etat a ses règles et ses obstacles, à vous de trouver les solutions. La motivation est décisive.
D’où tirez-vous tant de résilience?
Mon principal moteur est l’amour du cinéma. Ma plus grande peur est de ne plus pouvoir faire de films. C’est la seule chose que je sais faire. La seule à laquelle je pense. Sans cinéma, je deviendrais insupportable et ma femme devrait divorcer. Sans cinéma, ma vie n’a plus de sens. Je ne pense à rien d’autre quand je filme. Je ne me demande même pas à quel point c’est dangereux ou combien de problèmes cela engendrera. Les obstacles existent toujours. Il n’y a qu’un seul objectif: faire ce film.
Les autres sorties ciné de la semaine
Marche ou crève
Film de science-fiction de Francis Lawrence. Avec Cooper Alexander Hoffman, David Jonsson, Mark Hamill. 1h48.
La cote de Focus: 3,5/5
Murray Close © 2025 Lionsgate
Parmi les romans de Stephen King, Marche ou crève (paru en 1979 sous le nom de plume de Richard Bachman) est sans doute l’un des plus cruels. Dans un futur totalitaire, 50 adolescents participent chaque année à une compétition sous forme de longue marche, où des militaires fusillent ceux qui ralentissent ou s’arrêtent, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un seul survivant. La crainte était de voir la radicalité du concept diluée par la machine hollywoodienne. Hormis quelques clichés sur l’amitié et une emphase mélodramatique parfois surlignée, force est de constater que Francis Lawrence et son scénariste, J.T. Mollner, sont parvenus à capturer l’essence du roman. Sans flash-back ni exposition, le film entre directement dans le vif du sujet et propose une expérience viscérale, qui ne recule jamais devant la noirceur des situations. L’excellence des comédiens Cooper Alexander Hoffman et David Jonsson participe grandement à l’empathie ressentie pour ces personnages condamnés à être séparés par la mort.
J.D.P.
A Big Bold Beautiful Journey
Romance fantastique de Kogonada. Avec Colin Farrell, Margot Robbie, Hamish Linklater. 1h48.
La cote de Focus: 1,5/5
Murray Close © 2025 Lionsgate
Que s’est-il donc passé? Comment une telle réunion de talents devant et derrière la caméra, avec en sus Joe Hisaishi à la musique, a-t-elle pu déboucher sur un tel ratage? A Big Bold Beautiful Journey se veut une exploration à la fois poétique et psychologique de nos traumatismes, une sorte de voyage existentiel où des portes oniriques mènent à des souvenirs enfouis du passé, permettant aux héros de revivre, voire de corriger, certains instants déterminants de leur histoire. Dans les faits, le film ressemble surtout à une parodie de livre de développement personnel, où le couple de stars avance placidement d’une saynète à une autre avec la niaiserie comme seul moteur. La pseudo-introspection des personnages sonne faux, tout comme l’alchimie entre Margot Robbie et Colin Farrell, visiblement peu concernés par les sornettes qu’ils rabâchent pendant presque deux heures.
J.D.P.