Guillermo del Toro, un outsider à Hollywood
Avec The Shape of Water, le réalisateur mexicain signe une oeuvre maîtresse, conte de fées doublé d’un film de monstre revisitant l’histoire du cinéma pour parler, l’air de rien, d’aujourd’hui. Un enchantement, Lion d’or à la dernière Mostra de Venise.
Cinéaste virtuose, Guillermo del Toro s’est employé, de L’Échine du Diable à Crimson Peak, à revisiter le cinéma de genre(s) comme pour mieux le transcender. Un postulat valant encore pour The Shape of Water, son dixième long métrage, un film de monstre en première lecture, mais beaucoup d’autres choses également, ce conte de fées adossé à la Guerre froide vibrant d’un romantisme exacerbé, le tout relevé d’une parabole sur l’Amérique d’aujourd’hui filée avec la légèreté d’un musical. Star, voici quelques années, de Pacific Rim, monstrueuse fantaisie du maître mexicain, Charlie Hunnam nous confiait à son propos: « Il a une immense intégrité et fait ses films avec son coeur. J’ai le sentiment qu’il ne tourne que des films pour lesquels il ressent une véritable connexion émotionnelle. » Impression vérifiée à peine le réalisateur installé pour un entretien vénitien -il repartira de la Mostra récompensé du Lion d’or-, la passion transparaissant de chacun de ses propos…
The Shape of Water n’est pas un film comme l’on en voit tous les jours. Ce projet a-t-il été difficile à monter?
Ce fut simple et compliqué à la fois. L’idée a pris forme en 2011, et j’ai commencé à écrire le scénario quelques mois plus tard. En 2013, j’ai payé de ma poche un groupe de sculpteurs afin qu’ils s’attellent à créer la créature, de même qu’un groupe de designers pour qu’ils commencent à travailler sur le laboratoire et le look du film. Après deux années de préparation officieuse financée par mes soins, j’ai fini par présenter le film à la Fox en 2014, avec des documents, des sculptures, etc à l’appui. Ils ont dit oui tout de suite. Cela n’est arrivé que deux fois dans ma carrière: pour Le Labyrinthe de Pan, et pour ce film. Le processus a été le même: je leur ai montré les documents, leur ai raconté l’histoire du début à la fin, leur expliquant à quoi allait ressembler le film tout en précisant que cela allait prendre du temps, parce que ce sont des films délicats, en termes de tonalité . À la fin de ma présentation, tout le monde pleurait, et ils ont accepté de financer le projet. La seule différence, c’est que j’aurais aimé le tourner en noir et blanc. À quoi ils m’ont répondu: « Si vous avez l’intention de raconter une histoire d’amour entre une femme et un homme-poisson pendant la Guerre froide en noir et blanc, peut-être devrait-on en rester là. Êtes-vous prêt à faire ce film en couleurs? » Et j’ai dit: « Bien sûr. » (rires)
Que représente cette histoire à vos yeux? Qu’avez-vous voulu dire avec ce film?
Nous vivons pour l’instant dans un monde très étrange, où la haine et le cynisme sont pratiquement considérés comme des formes intelligentes de discours. Ils représenteraient la voix de la raison, alors que quand vous parlez d’amour et d’émotions, vous passez pour un crétin. Montrer un film amoureux de l’amour, du cinéma, bienveillant vis-à-vis de l’humanité, sous la forme d’un conte de monstre me paraissait donc essentiel. J’ai presque conçu The Shape of Water comme un antidote, parce que les émotions ne sont rien d’autre que le nouveau punk. C’est quelque chose que je ressens depuis longtemps: nous avons beaucoup de problèmes, en public comme en privé, à admettre nos émotions, parce qu’elles nous amènent à nous dévoiler. Et je voulais qu’il en aille de même de ce film.
Les soubresauts récents de la politique américaine, suite à l’élection de Donald Trump, vous ont-ils incité à modifier le scénario?
Non. Je suis mexicain, et toutes ces choses dont les gens sont surpris qu’elles soient toujours d’actualité n’ont jamais cessé d’exister pour moi qui n’arrête pas de passer par les services d’immigration. Mais elles sont bien plus frappantes lorsque l’on est étranger. En commençant à écrire le scénario, c’est un peu comme si j’avais vu cela arriver. Il ne s’agit pas d’un film sur 1962, mais bien sur aujourd’hui, sans qu’il y ait eu pour autant d’idée préconçue. Je voulais faire un film sur une chose qui soit plus forte que toute autre, à savoir l’eau ou l’amour. L’élément le plus puissant est l’eau, parce qu’elle est malléable et n’a pas de forme, ce qui vaut également pour l’amour. Quand on est éperdument amoureux, l’amour prend la forme qu’il doit avoir, sans égard pour celle-ci. Voilà ce dont je tenais à parler, en tournant un film qui se révèle fort politique mais de manière oblique, sans jamais être frontal. Je souhaitais également que le « méchant » soit un individu qui, dans une version des années 50 du film, en aurait été le héros. Et que l’image du monstre portant la fille, une vision d’horreur dans un film des fifties, apparaisse ici comme magnifique.
The Shape of Water est sans doute votre film le plus romantique…
C’est vrai, même si, à mes yeux, Crimson Peak était fort romantique également, encore qu’il ait été présenté comme un film d’horreur. The Shape of Water est sans doute mon film le plus léger, et en tout cas le plus optimiste, même si il inclut des scènes de torture et de violence graphique. Allez comprendre… Pour moi, l’amour, c’est l’imperfection. On ne peut être étouffé par une histoire d’amour que si l’un des deux partenaires exige la perfection, un comportement fort destructeur. La beauté de cette histoire réside, à mes yeux, dans le fait que ni l’un ni l’autre ne demande rien de plus que leur compagnie mutuelle.
Aviez-vous depuis longtemps à l’esprit d’introduire de la sexualité dans un film de monstre?
Si l’on considère les nombreuses interprétations de la fable de La Belle et la Bête, il y a en général deux versions: la première, puritaine, où il n’y a rien de sexuel. Ils dansent, chantent, il se transforme en prince et peut-être que, dans le futur, il y aura autre chose. Et la seconde, un peu perverse et vicieuse, qui intègre une part de bestialité. Aucune de ces versions ne m’intéressait. Je préférais une histoire d’amour sexuée, sans que cette question ne constitue un point central, mais que cela vienne de façon fort humaine et naturelle dans l’histoire, comme l’on dirait: « Et ils ont fait l’amour. « Il n’était pas question du tout d’un éveil à mes yeux, d’où le fait de la montrer se masturbant dans les trois premières minutes du film, afin qu’on n’aille pas imaginer qu’il s’agissait d’une pure héroïne Disney rencontrant le prince charmant. C’est un monde où la sexualité est bien présente, il y a de nombreuses histoires d’amour.
Vous avez parlé d’amour du cinéma. Quelles références aviez-vous à l’esprit en écrivant et en réalisant The Shape of Water?
Les films que j’avais à l’esprit ne sont pas ceux auxquels l’on penserait spontanément. Celui que j’ai le plus regardé n’est autre que Salesman, le documentaire d’Albert et David Maysles, parce qu’il y est question du désenchantement de l’Amérique. Et je me suis replongé dans les films de Douglas Sirk, qui joue magnifiquement du mélodrame et de la couleur. Je n’ai par contre pas regardé de films de monstres, ni de films en noir et blanc: ils font partie de mon ADN, et je ne les ai pas revus. J’ai préféré visionner des comédies musicales, pour leurs mouvements de caméra. Et notamment les films de Stanley Donen avec Gene Kelly, parce que je voulais m’imprégner de la mobilité de la caméra. Et puis, d’autres musicals plus classiques, avec Fred Astaire, filmés avec une caméra fixe, rien que pour le voir danser. L’échantillon est allé de Top Hat à Un américain à Paris, cela dépendait.
Avez-vous écrit le rôle d’Elisa en pensant à Sally Hawkins? Comment l’avez-vous dirigée?
Je l’ai écrit pour elle, sur une période de trois ans, tout comme j’ai écrit ceux de Michael Shannon, d’Octavia Spencer en pensant à eux. Si l’on choisit une actrice ressemblant à une publicité pour un parfum pour un film comme celui-ci, on le détruit. Sally ne ressemble à personne d’autre sur cette planète, elle est complètement magique. Elle a le plus beau visage que l’on puisse photographier au cinéma sans rien avoir d’un modèle conventionnel. Je lui ai conseillé de regarder des films de Stan Laurel, Harold Lloyd, Charlie Chaplin et Buster Keaton parce que c’est un rôle de film muet. Il fallait que tout passe par ses yeux, son visage et la façon dont elle bougeait. Il m’arrivait de lui demander de me faire Audrey Hepburn, et elle courait jusqu’au bassin ou grimpait les escaliers comme l’aurait fait Audrey Hepburn. Nous avons aussi discuté d’idées, intuitivement, et avons beaucoup répété. Si on réussit le casting d’un film, c’est déjà 50 % du travail qui se trouve accompli.
Vous considérez-vous toujours comme un outsider à Hollywood?
Complètement. Le fait que j’aie pu tourner dix films constitue un miracle, dont je suis extrêmement reconnaissant. Mais je les ai tous faits dans des conditions de production totalement différentes. Si je tourne un gros film, le suivant pourra être une production indépendante ou européenne. Je vais d’un endroit à l’autre, sans appartenir à aucun. Je ne corresponds pas vraiment au moule art et essai, et dans le circuit commercial, j’apparais comme trop artistique. Ce qui m’importe, c’est d’être en mesure de travailler, le format m’indiffère -je pourrais faire du théâtre amateur, si c’est le moyen de raconter les histoires qui me tiennent à coeur. The Shape of Water a coûté 19 millions, Cronos n’en avait coûté qu’un et Pacific Rim, 195. Je ne veux pas me fixer quelque part et n’être plus en mesure que de tourner un seul type de film. Je préfère pouvoir faire ce que je veux et pour y arriver, il faut rester un outsider.
Qu’est-ce qui vous semble le plus difficile dans la réalisation d’un film?
La difficulté majeure réside dans le fait qu’on essaie de contrôler une série d’accidents. Des centaines de vecteurs se croisent chaque jour -le son, le vent, un acteur, un accessoire, un effet- qui peuvent éloigner le film de votre vision, et il faut s’y accrocher. Francis Ford Coppola a dit que cela revenait à jongler avec des balles devant un train lancé à toute vitesse, et c’est exactement cela. Et puis, l’élément le plus contraignant reste le marketing: on peut très bien tourner un film en pensant à une chose, et le voir positionné comme tout autre chose. Cela m’est arrivé pour Crimson Peak, qui a été lancé comme un film d’horreur, alors qu’il avait été écrit et tourné comme un film d’amour. On ne peut rien y faire. Passé un budget de 50 millions de dollars, je pense qu’il n’y a que quatre réalisateurs au monde qui puissent influencer le marketing. Plus un projet est modeste, plus vous avez votre mot à dire. Ce que m’a appris Crimson Peak, c’est que je n’aurais pas dû le tourner pour 50 millions, mais bien pour 20 ou 25. Si j’avais tourné The Shape of Water pour 70 millions, vous auriez vu un thriller d’action et d’aventures où la créature courrait après la fille… Qui sait? Comme je m’en suis tenu à ce budget, le film est conforme à mes désirs…
Qu’est-ce qui vous fait peur?
Les politiciens. Nous sommes à un moment unique dans l’Histoire de l’humanité. Jamais dans la civilisation nous n’avons vécu en passant outre des conditions qui nous unissent. À l’heure actuelle, nous sommes dans l’après-vérité, dans l’après-récit, et c’est incroyablement difficile: nous sommes totalement divisés, et il est extrêmement aisé pour les gens de se haïr les uns les autres.
La situation s’aggrave-t-elle à vos yeux? Dans les années 50, il y avait le péril rouge, par exemple. Cela ne va-t-il pas par vagues?
Peut-être, mais après la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un consensus sur ce que constituaient les règles de bonne conduite, si l’on peut dire. La civilisation dépend de règles imaginaires sur lesquelles nous nous mettons tous d’accord pour être en mesure de fonctionner. Beaucoup d’entre elles ont été jetées par la fenêtre. Une guerre civile touchant un pays ne guérit jamais, que ce soit en Espagne ou aux USA. Les États-Unis, aujourd’hui, nous montrent que la guerre civile entre le Nord et le Sud n’a jamais vraiment cicatrisé. Et cela s’exprime de différentes manières: je ne pense pas qu’au siècle dernier, on aurait pu imaginer des drapeaux nazis défilant en Amérique comme on l’a vu maintenant. Si l’on considère le paradigme de ce continent, il n’y a pas de précédent…
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Entamé en 1993 avec Cronos, relecture ingénieuse du film de vampires et du mythe de la vie éternelle, le parcours de Guillermo del Toro l’a vu ensuite se multiplier sur les différents fronts du cinéma fantastique. Il n’est ainsi guère de (sous-)genres que le cinéaste mexicain n’ait revisités comme pour mieux se les approprier, du thriller horrifique façon Mimic (son premier film américain, malheureusement charcuté par les frères Weinstein) à la romance gothique vintage telle Crimson Peak. S’il s’est encore essayé à la veine super-héroïque en mode atypique ( Hellboy et sa suite, d’après le comic book culte de Mike Mignola) et même au croisement hypothétique (et barnumesque) entre films de monstres et de machines pour Pacific Rim, c’est toutefois dans le conte fantastique que Del Toro a donné sa pleine mesure.
Une même alchimie
Tournés en Espagne (et dans la langue de Cervantes) en 2001 et en 2006 respectivement, L’Échine du Diable et Le Labyrinthe de Pan brillent d’un même éclat, le génie visionnaire du réalisateur s’y déployant en une fantasmagorie où le cinéma de genre tutoie la grande Histoire -la guerre civile espagnole en l’occurrence-, l’innocence s’y frottant à la corruption du monde. Inscrit dans l’atmosphère lourde de menaces de la Guerre froide, The Shape of Water procède aujourd’hui d’une même alchimie. Et Guillermo del Toro considère à juste titre que ces trois films pourraient fonctionner comme un ensemble. « De tous mes films, ce sont ceux qui présentent le plus de combinaisons de tonalité, relève-t-il. L’Échine du Diable est une histoire de fantômes mais aussi de guerre civile; c’est un western, mais encore un film d’horreur. Quant au Labyrinthe de Pan, c’est un conte de fées, mais aussi un film anti-fasciste sur la guerre civile… » Quant à ce nouvel opus, il adopte la forme mouvante d’un conte de fées et d’un film de monstre vintage, comme pour mieux aborder le présent. « Ces trois films sont intimement liés, les parallèles entre eux sont nombreux, poursuit le réalisateur. La fillette du Labyrinthe pourrait fort bien être Elisa dans The Shape of Water. Ce n’est pas le cas, mais elles ont la même essence. Et Juanito, dans L’Échine du Diable , pourrait en un sens annoncer le personnage de Michael Shannon… Ils vont de pair. » Manière aussi de souligner la cohérence de son univers, même si le réalisateur a veillé à toujours surprendre.
À l’heure d’un Lion d’or appelé, à l’évidence, à élargir encore la reconnaissance dont il jouit, Guillermo Del Toro n’a donc pas fini de nous éblouir. À en croire AlloCiné et d’autres sites, il s’attellerait prochainement à un remake du Voyage fantastique, mémorable classique de la science-fiction réalisé par Richard Fleischer en 1966, qui envoyait une équipe de scientifiques miniaturisés (dont Raquel Welch!) dans le corps d’un homme pour tenter une opération de la dernière chance. C’est peu dire que l’on brûle de le découvrir…
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