F. J. Ossang, l’alchimiste
Franc-tireur punk et lettré aux élans poétiques, le Cantalien F. J. Ossang revient avec un cinquième long métrage en 35 ans de dissidence cinématographique. Convoquant les fantômes plastiques du muet, 9 doigts sonde l’épaisseur toxique de la parole à bord d’un cargo à la dérive.
Il n’y a pas de hasard, sans doute. Celui qui définit lui-même son cinéma comme « un voyage au pays des morts« , et vous mitraille en rafales ininterrompues de noms de grands poètes disparus, avait fixé rencard en terrasse à Paname à un jet de pinte du Père-Lachaise: Guillaume Apollinaire likes this, et Oscar Wilde y va d’un coeur. Même si son truc à lui ce serait plutôt la fulgurante opacité d’un Lautréamont. Écrivain, chanteur, cinéaste… F. J. Ossang s’adonne à ses passions tous azimuts en punk et poète. « Originellement, les punks new-yorkais comme Tom Verlaine ou Richard Hell étaient complètement dingues de Lautréamont, de Rimbaud, de Baudelaire… Ils sont partis de là, de la poésie du XIXe, pour amener le décalage punk du XXe. Mais j’adore aussi la littérature du siècle dernier. Céline, Artaud, Witkiewicz… Tiens, d’ailleurs, vous saviez que ce dernier, érotomane, mégalomane, toxicomane, s’est suicidé de trois manières différentes?«
Yeux ronds et crête cendrée, Ossang, 61 ans, évoque un Tintin reporter qui aurait pris de la bouteille après s’être enfilé l’intégrale de The Clash. Dans une autre vie, cet enfant du Cantal, en Auvergne-Rhône-Alpes, a d’ailleurs fait tourner Joe Strummer. C’était dans Docteur Chance, en 1997, road-movie fiévreux doublé d’un thriller aux allures de tombeau des modernes. Du massif volcanique qui l’a vu naître, Ossang a hérité du caractère résolument éruptif, s’exprimant en grands gestes qui jaillissent, invariablement ponctués d’onomatopées: pan, bang, crac, bam. Ce n’est pas la montagne qui le passionne, pourtant, mais bien la mer. Inlassablement. 9 doigts, son nouveau long métrage, le cinquième d’une filmo furieusement libre et à contre-courant, en témoigne: une bande de malfrats y trouve refuge sur un étrange cargo, vaisseau fantôme dérivant sur les eaux à mesure que le trouble et la paranoïa gagnent l’équipage. « Oui, c’est l’idée de Bachelard au fond: l’eau est le vecteur de toutes les émotions humaines. C’est pour ça que j’aime tant Jean Vigo.«
Avancer masqué
En interview, l’animal adopte la tactique des gladiateurs de L’Affaire des divisions Morituri (1985), son film matriciel, un péplum futuriste fauché hanté par le spectre de la Fraction Armée Rouge chère à Baader et Meinhof: « Avancer, se replier, mais surtout avancer masqué. » Son bouclier à lui, ce sont les oeuvres du passé et leurs auteurs, qu’il convoque par brassées exaltées… « Je ne veux pas trop commenter mon nouveau film. On a tendance à trop parler. » Avant d’ajouter, 28 circonvolutions de l’esprit plus loin: « 9 doigts est découpé en trois mouvements, en trois actes. Ça commence comme un film noir à la Melville. Parce que plus ça va et plus j’aime Melville. Il y a une poésie chez lui… Il est dans un fantasme US, et il produit une espèce d’utopie euro-américaine qui est très opérante. C’était un grand fétichiste mais à l’arrivée ses films sont souvent plus intéressants que leurs modèles. Bref. Ça commence comme un film noir, puis on bascule dans une aventure maritime avant de virer huis clos gothique et SF. Mais une science-fiction à l’envers, puisqu’au lieu de dériver dans le grand vide sidéral le vaisseau erre sur la mer.«
En résulte un film-transe, halluciné, labyrinthe mental où la tempête ne se joue pas tant sur les flots que sous les crânes. « Je dis souvent en plaisantant que c’est mon film le plus eustachien. J’ai revu récemment La Maman et la Putain, c’est quand même magnifique. Il faut savoir que Bernadette Lafont elle-même en parlait comme d’un texte, et non pas comme d’un film. Et, en effet, c’est l’une des choses les plus sublimement écrites de l’Histoire du cinéma français. Tout au long de mon parcours, j’ai toujours posé la question de la parole. Mais là, je me suis dit que j’allais la filmer. Je voulais en sonder l’épaisseur toxique. Parce qu’elle crée un vertige. Burroughs disait que le langage est un virus, donc je voulais qu’il surgisse en envolées fantasques dans un récit atomisé. Tous les personnages de 9 doigts tentent d’aborder l’idée de déraison par le versant de la raison, en quelque sorte. Et moi, j’essaie de voir si ça marche (sourire).«
Et le plus dingue c’est que ça marche. Ça file même. Ça cavale. À grandes enjambées. Faisant feu de tout bois: de l’action pure à l’expérimental sans concession. « J’ai toujours aimé tous les genres de cinéma, fondamentalement. Prenez les deux premiers James Bond signés par Terence Young, par exemple: mais quels grands films! » Et on voit bien, en effet, ce que doit Ossang, fada de baies secrètes, d’atolls mystérieux, d’îles artificielles et autres terres flottantes inconnues des radars, à un Dr. No. « Oui bien sûr. Et puis Hergé aussi, que j’ai lu, relu et rerelu. Toujours avec le même émerveillement. Il y a une rêverie, là-dedans… Mais une rêverie sur des faits objectifs. C’est dément! » Tintin, on y revient. Mais un Tintin qui aurait avalé une bonne grosse fricassée de champignons radioactifs. Un peu comme chez Charles Burns, au fond. Dans 9 doigts, le bateau maudit accueillant les gangsters transporte d’ailleurs une nébuleuse cargaison nucléaire, volatile et mortifère, du polonium, qu’il s’agit in fine de revendre au plus offrant mais qui corrompt surtout les esprits à la manière d’un vice, d’un poison.
Reprendre depuis le début
Grand théâtre d’ombres portant l’empreinte de l’expressionnisme allemand des années 20, avec ses ouvertures et fermetures à l’iris, son travail en clair-obscur sur la lumière, sa composition très géométrique des plans, 9 doigts convoque esthétiquement les fantômes du cinéma muet, voire même parfois carrément des tout premiers temps. « J’ai toujours cherché à filmer comme les pionniers. Avec aussi, j’espère, la même audace. À l’époque du muet, tout le langage du cinéma était déjà sur la table. Tout était déjà inventé. Que l’on parle du découpage, du cadre, de tout. Prenez l’ouverture et la fermeture à l’iris, c’est quand même une fabuleuse anticipation du zoom. Mais au muet, j’emprunte bien plus qu’une esthétique. Par exemple, le récit, chez moi, procède par réseaux. Il n’est pas séquentiel. Comme aux origines du 7e art. C’est-à-dire qu’il n’y pas forcément de progression linéaire. On est plutôt dans une espèce d’étoilement. Le cinéma muet, c’était cacher pour mieux montrer. Dans la plupart des films d’aujourd’hui, on montre tout, on montre trop. Et paradoxalement, dans ce trop-plein, il y a quelque chose qui est perdu. Le secret s’est égaré. Un peu comme l’Atlantide. À la fin de son film In girum imus nocte et consumimur igni, Guy Debord nous dit: « À reprendre depuis le début. » Tout est là. »
Ne pas avoir peur de reprendre le cinéma depuis le début. Et donc aussi de fuir comme la peste certains diktats de l’industrie moderne. Le numérique, par exemple. « Je ne pense pas être réactionnaire pour autant. C’est juste con de se forcer à faire des choses qu’on n’aime pas. Je ne vois pas pourquoi je devrais en tout cas. Mais, qui sait? Peut-être que le jour où j’aurai perdu mes gonades je tournerai en numérique. Non mais sérieusement, le numérique c’est le Canada Dry de la pellicule. Alors oui, d’accord, si on tourne dans une boîte de nuit ou à l’intérieur d’un garage sombre, peut-être… Mais le soleil, l’électricité, c’est la pellicule. C’est l’élément mâle de la lumière qui corrompt la matière femelle, chimique, de la pellicule. Aujourd’hui, on est déjà beaucoup dans le post-cinéma. Et le risque c’est qu’un jour on ne fasse plus du tout de cinéma, sans vraiment s’en rendre compte d’ailleurs. Parfois j’ai cette intuition que dans un siècle ou deux on pourrait réaliser que l’Histoire du 7e art était en fait très limitée. Une affaire de deux ou trois générations.«
Ne rien comprendre
La mort du cinéma? Ce véritable corsaire, flibustier des sons, des images et des mots, se plaît à la prophétiser. Même s’il préfère continuer à y croire. « Enfin, je ne sais pas. » C’est que les films du camarade Ossang sont également marqués par une obsession singulière pour les ruines, un monde rendu au chaos. Logique, somme toute, s’agissant d’un mec qui, dès la fin des années 70, était à la tête d’un groupe de « noise’n’roll« , comme il dit, appelé DDP: De la Destruction Pure. « Mais on peut peindre les ténèbres avec le soleil en soi« , précise aussitôt l’intéressé. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Pas pour rien que le gaillard est fondu d’alchimie depuis l’adolescence, y voyant une espèce d’hypermatérialisme qui renvoie par la bande à la possibilité pour la pensée de s’incarner. « Le cinéma, c’est ça: de la pensée qui s’incarne. Il se conjugue au présent absolu.«
Transformer le plomb du réel en or (noir) du cinéma. Vaste programme qui, par la grâce de la caméra d’Ossang, se vit en art des sens (sensations) plutôt que du sens (signification). À propos de son travail, Serge Kaganski a d’ailleurs un jour écrit qu’il était « une sorte de grand bain sensoriel dans lequel flottent des tas de signes qui fonctionnent comme des stimuli« . Cryptique, F. J. Ossang? Et plutôt deux fois qu’une! « J’aime l’obscurité, oui. Mais il faut dire qu’il y a quelque chose de profondément illisible dans notre destin. Et même dans nos propres désirs. Qui les commande, après tout? Et là on en revient encore et toujours à Debord: « Nous marchons dans la nuit et un feu nous consume. » Prenez Mr. Arkadin d’Orson Welles. Je l’ai peut-être vu dix fois sans comprendre. Parce que Welles avait l’art de dire tout et son contraire. Mais son cinéma est magnétique. Il emporte.«
Tout comme le cargo de 9 doigts, film-puzzle sur la folie des hommes qui fait tout de même dire à l’un de ses personnages: « Ne rien comprendre, c’est la clé. » Ossang se marre: « Ça, justement, j’ai hésité à le laisser. Parce que je me suis dit que les gens allaient penser: il nous mène en bateau. Au propre comme au figuré. Mais ce serait oublier qu’en latin « cum prendere » c’est « prendre avec ». Quand j’étais jeune et en colère, mon père me disait toujours: « Je ne te comprends pas. » C’est-à-dire je ne t’écoute plus, je ne prends pas ton univers avec moi. Et je pense fondamentalement qu’aujourd’hui, pour continuer à avancer, sur une planète où on assassine des pans entiers de l’histoire humaine au nom d’une espèce d’abstraction spéculative qui est l’économie, il y a des choses qu’il ne faut pas comprendre. C’est-à-dire qu’il ne faut pas s’adapter. » Et d’ajouter, frondeur, joignant le geste à la parole: « Si on me prend neuf doigts, qu’est-ce qui reste? » Un beau gros majeur fièrement tendu à la face du monde.
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