Emmanuelle, le retour d’une icône de l’érotisme. “Un film en forme d’expérience sensorielle.”

Noémie Merlant incarne Emmanuelle © @ManuelMoutier
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Cinquante ans exactement après le premier Emmanuelle, fameux film érotique de Just Jaeckin avec Sylvia Kristel, Audrey Diwan, la réalisatrice de L’Événement, s’empare à son tour du roman d’Emmanuelle Arsan pour une nouvelle traversée du désir en phase avec l’ère post #MeToo.

Lion d’or à Venise en 2021 pour L’Événement, adapté d’Annie Ernaux, la Française Audrey Diwan revient à la réalisation avec Emmanuelle, adapté cette fois d’Emmanuelle Arsan. Noémie Merlant y incarne le rôle-titre, celui d’une obsessionnelle du contrôle en quête de lâcher-prise et de plaisir dans le dédale bien ordonné d’un luxueux hôtel hongkongais.

C’est votre producteur qui vous a suggéré la lecture du roman d’Emmanuelle Arsan, mais vous sembliez d’abord réticente à vous y intéresser. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis?

Peut-être déjà que je suis un peu réticente à l’idée qu’on me tende un livre, au départ. Je ne suis pas de nature très docile, je dois l’avouer. Mais mon mauvais esprit, sans doute, a fait que j’ai fini par trouver l’idée amusante, et même un peu incongrue, bien aidée en cela par l’image d’Épinal que véhicule le personnage d’Emmanuelle. J’ai donc décidé de lire le livre, de manière récréative. Je n’en savais pas grand-chose, je n’avais même jamais vu le film de Just Jaeckin en entier. Or, aux deux tiers du bouquin, qui raconte donc le parcours initiatique d’une jeune femme en quête de toujours plus de plaisir, j’ai été surprise de trouver une longue discussion qui fait une centaine de pages entre Emmanuelle et un homme beaucoup plus vieux qu’elle sur ce qu’est l’érotisme. Ce sont presque des questions philosophiques que soulèvent à cet endroit les personnages. J’ai alors refermé le livre en me demandant: tiens, est-ce que l’érotisme existe encore, dans notre société? Cette question a fait son chemin, et, quelques mois plus tard, j’ai commencé à imaginer un personnage de femme qui n’aurait plus de plaisir dans une société qui nous invite constamment à jouir. C’est à ce moment-là que j’ai décroché mon téléphone pour dire que l’adaptation du livre m’intéressait. Avec l’idée d’y greffer ce motif de la jouissance artificielle d’une femme obsessionnelle du contrôle, incapable de lâcher prise. Il s’agissait donc pour moi d’utiliser le personnage d’Emmanuelle, et tout ce qu’il convoque, comme un vaisseau pour faire un autre voyage.

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C’était dès lors une évidence, pour vous, que le film devait se passer à l’époque contemporaine?

Oui, parce que je voulais y injecter toute une série d’observations propres à notre époque. Par exemple, comme on note tout aujourd’hui, on veut constamment obtenir la meilleure satisfaction possible dans tout ce que l’on fait. Quand on va manger, on choisit le restaurant le mieux noté. Idem pour un hôtel. Il y a quelque chose de performatif qui s’installe à tous les endroits du plaisir, et qui crée un épuisement du désir. La question aujourd’hui, c’est: comment fait-on pour revenir à soi? Comment fait-on pour ressentir encore? Dans mon film, Noémie Merlant évolue au cœur d’un hôtel trop beau, trop parfait, et elle-même s’impose ce même diktat de la perfection. Tout le chemin du personnage va être de tenter de retrouver ses sensations propres. C’est un film en forme d’expérience sensorielle où il s’agit de trouver une porte de sortie, de s’extraire d’un cadre trop parfait pour enfin se donner une chance de ressentir une jouissance réelle.

En ce sens, l’hôtel fonctionne comme un personnage à part entière du film, et renvoie symboliquement au corps même d’Emmanuelle, prisonnier d’une certaine illusion de la perfection…

Quand, dans L’Invitation au voyage, Baudelaire écrit « Là, tout n’est qu’ordre et beauté« , ça sonne d’abord comme quelque chose de séduisant. Mais très vite, cette phrase se transforme en injonction. C’est comme si on ne pouvait pas déroger à cet ordre et à cette beauté. Au cœur de ces hôtels de luxe à l’obsession hygiéniste, on fait chaque matin disparaître les traces du passé: chaque jour recommence parfait et toujours identique. Comme Emmanuelle elle-même, c’est sa fonction sociale d’ailleurs: toujours impeccable, son corps comme une armure, le port de tête irréprochable, le maquillage et le sourire à l’avenant… Or, je voulais montrer comment tout ça la cloître dans sa propre solitude. Elle est enfermée dans l’hôtel comme elle est enfermée dans son corps. Et le travail du film, c’est de venir dynamiter tout ça.

Votre Emmanuelle multiplie les plans où on la voit s’apprêter, soumettre son corps à certaines normes, face à son double dans la glace. Il joue beaucoup du motif du reflet. Si le film prend la forme d’une traversée du désir, n’est-il pas aussi, en un sens, une véritable traversée du miroir?

C’est une formule qui me plaît beaucoup, en tout cas. Aujourd’hui, le miroir est partout. Nous vivons énormément à travers l’image, le reflet souvent idéalisé, que nous renvoient les réseaux sociaux, par exemple. Et, quelque part, entre toutes ces images de soi et des autres, se perd la connexion. Or, moi j’ai l’impression que le désir vient avec la rencontre, avec l’autre. Donc il faut laisser une place à l’autre pour exister et ressentir. Il faut s’intéresser à l’autre pour le fantasmer. Si on ne s’intéresse qu’à soi, on n’a que la masturbation.

L’Événement, votre précédent film, racontait déjà une histoire vécue dans un rapport très fort au corps…

Oui, après avoir travaillé trois ans autour de la douleur pour L’Événement, je me suis dit que j’avais gagné le droit de travailler trois ans autour du plaisir pour Emmanuelle. Même si, paradoxalement, j’ai l’impression d’avoir quand même ramené de la douleur dans mon plaisir (sourire). Vous savez, la manière dont nos films peuvent parfois, à l’arrivée, communiquer entre eux, c’est quelque chose, je crois, qui se fait beaucoup malgré nous. Mais, en regardant en arrière, force est de constater que quelque chose se précise dans mon cinéma, et qui pourrait peut-être se résumer en une simple phrase: le secret est dans le corps. Mon premier long métrage, Mais vous êtes fous, traitait de la question de l’addiction. Puis il y a eu la grossesse non-désirée dans L’Événement, et aujourd’hui le désir brisé dans Emmanuelle. Donc oui, en un sens, je crois, le secret est dans le corps. Dans le livre d’Annie Ernaux dont L’Événement était adapté, il y avait cette phrase qui m’a beaucoup marquée: « C’était une histoire vécue d’un bout à l’autre du corps. » Le corps comme vecteur narratif, ça m’intéresse beaucoup. Les histoires qui partent d’une dimension organique disent quelque chose de notre rapport au monde et à l’existence qui va au-delà d’une simple explication théorique.

La question du regard est au cœur d’Emmanuelle. Celui des personnages, celui du spectateur, mais aussi le vôtre en tant que réalisatrice. Il y a un demi-siècle, le film de Just Jaeckin était bien sûr profondément marqué par un regard d’homme. Comment vous êtes-vous formulé la question de votre regard de femme, et celle du female gaze au sens large, en tournant cette nouvelle adaptation?

Quand L’Événement est sorti, on m’a beaucoup parlé de female gaze. Au départ, ça semblait bienveillant. Mais, progressivement, j’avais l’impression que ça devenait aussi ma prison. C’est un peu comme si, aux yeux de certains, mon film n’était plus devenu que ça: un film de femme. Ceci étant dit, en tournant Emmanuelle, je me suis rendu compte à quel point un corps de femme nue appelle naturellement la question du regard genré. On a beaucoup travaillé là-dessus avec Noémie Merlant. Avant d’être actrice, Noémie était mannequin. Et on s’est rendu compte qu’il y avait une habitude du corps de la femme de s’offrir au regard, qui appelle certaine poses. Tout notre travail a dès lors consisté à l’amener à n’exister que pour elle-même, que pour les émotions et les sensations du personnage, comme si l’équipe et moi-même n’étions pas là. C’est ça devenir sujet, plutôt qu’objet. Ce sont des questions importantes. Comment représenter l’orgasme d’une femme qui nous semblerait juste par rapport à notre expérience? C’est difficile de faire naître à l’image le plaisir féminin, parce que c’est quelque chose de très intérieur. Nous avons donc essayé de trouver une certaine vérité en évitant de faire dépendre l’attitude du corps d’un regard extérieur.

Au début du film, on découvre d’abord les jambes d’Emmanuelle, qui sont vues à travers le regard d’un homme désirant. Puis son dos. On est dans une sorte de fétichisation du corps. La mise en scène du film traduit elle-même ce trajet amenant une femme qui est objet du désir à devenir une femme qui est sujet de son propre plaisir…

Oui, la mise en scène isole d’abord des parties de son corps. Et ensuite, seulement, on voit son visage, qui est son identité. C’était important pour moi qu’on ne découvre pas son visage tout de suite, et que s’opère un basculement progressif. Dans les interactions entre les personnages, au début du film, on est vraiment dans la formule de Mallarmé: « La chair est triste, hélas. » Et on comprend peu à peu que, pour qu’il y ait du plaisir, il va falloir qu’il se passe un peu plus de choses entre les personnages.

© D.R.

Au départ, c’est Léa Seydoux qui devait interpréter le personnage d’Emmanuelle. Pourquoi s’est-elle finalement retirée du projet?

Contrairement à ce que j’ai beaucoup entendu par la suite, il n’y a pas eu de clash. Léa est rentrée très tôt sur le projet. Le personnage n’était pas encore totalement défini. Et on a eu le sentiment à un moment, toutes les deux, qu’on ne parlait pas de la même femme. Nous sommes donc tombées d’accord pour nous dire que notre heure n’était pas venue, et c’était doux. J’ai eu envie de rencontrer Noémie aussitôt après. Je l’avais déjà croisée au moment de Tár, donc j’avais la certitude qu’elle pouvait jouer en anglais. Mais surtout j’avais le sentiment qu’elle avait toute la palette émotionnelle requise. Le Portrait de la jeune fille en feu m’avait bouleversée. Et sa dimension solaire dans L’Innocent vraiment épatée. Elle est capable à la fois de distance et de chaleur. À propos du personnage d’Emmanuelle, elle m’a très tôt dit: « Moi, si j’étais elle, je m’épuiserais à chercher mon plaisir. » Elle avait tout compris au film.

Un personnage dans le film lit Les Hauts de Hurlevent. Et, un peu plus tard, il y a cette scène de tempête qui vient faire vaciller l’hôtel, et donc craquer un peu l’armure d’Emmanuelle. Y avait-il une volonté, très proche d’une certaine idée présente dans la littérature gothique ou romantique, d’exprimer à travers le déchaînement des éléments naturels les tourments intérieurs du personnage principal?

Oui, et même plus que les tourments, une certaine excitation du chaos. Pour moi, il y a un érotisme de la tempête. On a beaucoup travaillé ça au niveau du son, avec un univers très ouaté, très étouffé, comme quand on marche sur de la moquette, qui vient tout à coup se faire envahir par de l’eau qui ruisselle. Ça dégouline, c’est organique et c’est vivant.

Dans votre film, le plaisir circule aussi par les mots, et l’érotisme se joue notamment dans les représentations mentales qu’ils font naître…

Peu de temps avant d’écrire le scénario, j’ai revu La Maman et la Putain de Jean Eustache. Avec cette parole-fleuve, cette parole tellement libre. Chez Eustache, il y a tellement de vérité dans le verbe que tout à coup on ressent des choses particulières. Il était très important pour moi que l’érotisme ne soit pas circonscrit aux scènes de corps, d’où l’importance du regard et du verbe.

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