Dans Vingt Dieux, Louise Courvoisier nous montre “un environnement rural, assez violent pour les hommes”
À 30 ans à peine, Louise Courvoisier réussit, avec Vingt Dieux, un lumineux premier long métrage de fiction ancré dans un territoire bien spécifique, le Jura de son enfance.
Formidable portrait d’une jeunesse rurale partagée entre la joyeuse insouciance et les responsabilités du monde adulte, Vingt Dieux de Louise Courvoisier a été l’une des fulgurantes révélations du dernier festival de Cannes, où le film a été primé dans la section Un Certain Regard. Anthony, alias Totone, un jeune mec impulsif de 18 ans, y passe le plus clair de son temps à boire des bières avec ses potes avant qu’une réalité plus amère le rattrape: il doit s’occuper seul de sa petite sœur de 7 ans et donc trouver un moyen de gagner de l’argent. Il se convainc alors qu’il peut remporter le grand prix d’un concours agricole et met toute son énergie et son amour dans la tentative de fabrication d’un comté d’exception, fromage phare de la région. Rencontre avec la réalisatrice de cet irrésistible film d’apprentissage.
Comment est née l’envie de faire ce film?
J’ai fait une jeune école de cinéma à Lyon, qui s’appelle la CinéFabrique, où j’étais en scénario. J’ai fait partie de la toute première promotion de cette école, et après mes études je suis revenue vivre dans le Jura, où j’ai grandi. Mon premier long métrage de fiction, j’avais vraiment envie de le consacrer à la jeunesse rurale que j’y ai côtoyée et qu’on ne voit pas souvent sur les écrans. J’ai en effet le sentiment que la jeunesse que je voulais filmer, on essaie encore trop souvent de la cacher sous le tapis, on n’a pas trop envie de la regarder. Or moi je me sentais légitime d’en faire un portrait de l’intérieur, parce que cette jeunesse-là, un peu abîmée mais aussi pleine de ressources et de vitalité, je la connais très bien. Je savais que je ne voulais pas me contenter de faire une chronique de la vie de ces jeunes, j’avais envie d’une vraie aventure et donc d’autoriser ces personnages qui sont issus de la vie à rentrer de plain-pied dans la fiction. Donc ça, c’était vraiment le point de départ. Et après, je sentais que je voulais faire un film de territoire jusqu’au bout et c’est comme ça qu’est venue l’idée de parler du fromage, du comté, qui est vraiment la spécialité du Jura. C’est l’activité dominante dans l’agriculture de la région, j’avais envie de l’intégrer dans mon histoire.
Est-ce que des films récents, comme Petit Paysan, Teddy ou La Nuée, par exemple, t’ont décomplexée dans l’idée de tourner loin de la ville, près de chez toi, une fiction de terroir?
Je ne sais pas s’il y a des films qui m’ont décomplexée parce que j’ai l’impression que l’idée de Vingt Dieux est venue sans cinéphilie, dans une volonté de retranscrire des choses que je connaissais et que j’observais. Mais je constate en effet qu’il y a quelque chose qui se décadenasse aujourd’hui dans le cinéma français, et c’est sans doute grâce à ça que j’ai pu faire ce film. Ces dernières années, une porte s’est indéniablement ouverte pour d’autres profils de cinéastes, et on sent un élan un peu différent, plus proche des racines notamment. Pendant longtemps, la culture était tellement centrée autour de Paris, et c’est d’ailleurs encore en grande partie le cas hein, que les profils de cinéastes étaient essentiellement intellos-parisiens. Si je me sens faire partie d’un mouvement, c’est justement celui imprimé par cette jeune école de la CinéFabrique à Lyon dont je suis issue. L’école se montre en effet très attentive à être ouverte à une vraie diversité de profils. Elle défend notamment l’idée qu’il ne faut pas forcément être intello, cultivé et cinéphile pour avoir des aspirations de cinéma. C’est une conception qui peut encourager, je crois, tout un chacun à s’approprier sa propre histoire, avec ses différences, ses spécificités.
Dans cette optique, était-ce une évidence de travailler avec des acteurs non-professionnels, issus du cru?
Je n’ai jamais envisagé de travailler avec des acteurs professionnels. Et j’ai toujours su qu’il fallait des gens de la région. Au départ, je ne savais pas encore très bien comment j’allais m’y prendre, mais je savais que je n’avais pas envie de tricher sur ça. Parce qu’il fallait que j’arrive à y croire. En tant qu’habitante de ce lieu, j’avais besoin de vérité. Il y a beaucoup de choses qui se racontent déjà à travers les accents, mais aussi la manière de bouger, de faire les choses. Je savais que les gestes de non-professionnels de la région allaient respirer autrement et incarner ce territoire. Ça a un peu compliqué le financement du film, mais ma productrice m’a beaucoup soutenue dans ce choix. En termes de direction d’acteurs, ça implique aussi une plus grande responsabilité. On ne peut pas vraiment compter sur des propositions de jeu. C’est important de choisir des gens qui ont quand même déjà un certain instinct, un certain naturel devant la caméra, pour pouvoir ensuite les guider dans les scènes et trouver à chaque fois la bonne énergie. Moi j’aime bien m’adapter à l’humain qui est en face de moi, tenter de comprendre comment il fonctionne et essayer de l’emmener au meilleur de lui-même.
Vingt Dieux raconte une histoire de passage assez violent à l’âge adulte. Le personnage de Totone se retrouve en effet brutalement livré à lui-même…
Je voulais effectivement saisir ce personnage à un moment très spécifique, qui se situe juste avant cette bascule où les choses commencent à se figer un peu dans l’existence, où l’on rentre progressivement dans une case plus définie. Totone se situe encore à un endroit où coexistent de la naïveté, de la violence, de l’insouciance… Beaucoup de choses qui se mélangent, avec de vraies contradictions. On rentre plus vite dans des cases à la campagne qu’en ville, je pense, et j’ai vite compris que ce personnage devait impérativement avoir moins de 20 ans.
Le film pose un regard de femme sur une certaine masculinité, sur l’apprentissage d’une certaine douceur aussi dans un monde où il peut y avoir de la violence…
C’est sans doute lié à mon regard de femme, et puis bien sûr à ma personnalité, mais c’est comme si je n’avais jamais été dupe de cette espèce de fanfaronnade de la masculinité. C’est tellement facile de voir à travers et de sentir d’où ça vient. Il y a quelque chose, dans cet environnement rural, d’assez violent pour les hommes. C’est parfois comme s’ils devaient toujours prouver quelque chose et ne pouvaient pas avoir accès à leurs sentiments. Ils se retrouvent alors à les exprimer de manière maladroite ou brutale. C’est comme si on ne leur laissait pas toujours le temps d’accepter toutes leurs fragilités. Ils n’ont pas toujours le droit de dire qu’ils ne sont pas tout à fait prêts ou qu’ils ne savent pas trop comment s’y prendre. Je voulais parler de ça mais sans jugement ni dévalorisation. C’était l’idée de raconter les coulisses de la virilité. C’est quelque chose qu’on peut aussi observer ailleurs qu’à la campagne, bien sûr, mais je sentais que, d’où je viens, ça les enfermait vachement et ça m’intéressait de raconter pourquoi. Sans que ce soit théorique, volontariste ou cliché. De manière incarnée, quoi.
La quête de vérité du film s’exprime notamment à travers la recherche d’un maximum de naturel. On est loin, par exemple, du cinéma d’un Éric Rohmer, qui pouvait toucher à quelque chose de très authentique en passant par une forme d’artificialité très déclamée, théâtrale et littéraire…
Oui, je fais complètement l’inverse de Rohmer. C’est-à-dire que, lui, il pouvait tourner avec une équipe de trois personnes, avec une seule caméra, et quelque chose d’hyper simple et naturaliste dans l’esthétique, mais par contre ses personnages faisaient de la philo à temps plein comme s’ils étaient des encyclopédies humaines. Alors que moi, je cherche à tout prix à éviter le théâtral, mais par contre je m’autorise à aller dans une esthétique un peu à l’américaine, où le réel peut davantage se fantasmer. Donc je ne me reconnais pas forcément non plus aujourd’hui dans la quête de réalisme d’un cinéma à la Jeanne Herry, par exemple, la réalisatrice de Pupille ou de Je verrai toujours vos visages. C’est-à-dire que, dans ma mise en scène, je n’ai pas forcément envie non plus de me charger de tous les petits détails administratifs de la vie. Je veux que la fiction et le désir d’aventure soient assumés, sans m’encombrer de ce que je n’ai pas envie de filmer. C’est pour ça que Vingt Dieux est un peu atemporel, qu’il n’y a pas de téléphones dans le film, que je ne pose pas la question d’éventuels services sociaux… Tout ça est volontairement omis pour rester au plus proche des personnages. Avec ce film, j’avais envie de quelque chose d’un peu sexy dans le brut. Je ne voulais pas esthétiser le lisse mais le rugueux. J’aimais l’idée de mettre en valeur les rides ou le sale. Aussi, je trouve que ce n’est pas parce qu’on est à la campagne qu’on doit forcément tout filmer à l’épaule, façon documentaire. Non, la campagne, elle peut aussi se fantasmer. On n’est pas obligé de la filmer de façon ennuyeuse ou moche. Je voulais que le film soit dramatique et profond, mais aussi généreux et accessible.
Quand le ruralité rencontre le jeune cinéma français
Petit paysan, d’Hubert Charuel, 2017.
© DR
Couronné de trois César, le premier long métrage du Champenois Hubert Charuel, qui a bien failli devenir agriculteur comme ses parents avant d’opter pour le cinéma, investit la ferme familiale afin de raconter le combat désespéré d’un éleveur de vaches laitières obsédé par le mal invisible qui ronge son troupeau. Rivé aux bottes de cette figure solitaire, Charuel puise dans le cinéma de genre matière à dépasser le simple naturalisme pour emmener ce magistral coup d’essai sur le terrain peu arpenté du drame rural halluciné.
Teddy, de Ludovic et Zoran Boukherma, 2020.
© DR
Cette très décomplexée petite production de genre hexagonale des jumeaux Boukherma fait le pont entre le désœuvrement social de la Macronie rurale et la grande tradition saignante des films de loup-garou américains des années 80. Mêlant acteurs professionnels et amateurs, Teddy suit, dans un village des Pyrénées, les mésaventures d’un jeune mec un peu paumé qui est pris de curieuses pulsions animales après avoir été griffé par une bête inconnue un soir de pleine lune. Un régal d’iconoclasme punk à l’humour ravageur.
La Nuée, de Just Philippot, 2021.
© DR
Dans le premier long métrage de Just Philippot, un nuage de sauterelles mutantes traduit le mal-être paysan en cauchemar vampirique. Afin de sauver sa ferme de la faillite, une mère de famille célibataire s’y lance en effet dans l’élevage intensif de sauterelles comestibles, avec lesquelles elle développe bientôt un étrange lien obsessionnel qui la pousse aux portes de la folie. La Nuée pousse le mal-être paysan jusqu’à son paroxysme, interrogeant le déséquilibre croissant dans le rapport unissant l’homme à la nature.
Super-bourrés, de Bastien Milheau, 2023.
© DR
Comme son titre semble vouloir l’indiquer, ce modeste mais très sympathique premier film tient d’une espèce d’improbable Superbad à la française. Mais sur la ruralité adolescente, et avec d’irrésistibles jeunes interprètes qui donnent le sentiment d’être tout droit sortis d’une bande dessinée de Riad Sattouf. Tournée dans le Gers, en Occitanie, dans un bled où l’alcoolisme et l’apéro sont de véritables sports locaux, le film, comédie tendre et cocasse aux accents chantants, épate par son assez imparable sens du timing.
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