Dans « Temps mort », Ève Duchemin s’affranchit des codes du film carcéral
Pour son premier long métrage, Ève Duchemin passe du documentaire à la fiction. Avec Temps mort, elle dépeint l’échappée impossible de trois détenus en permission qui peinent à s’autoriser à vivre.
D’Ève Duchemin, on connaissait le travail de documentariste, notamment En bataille, portrait d’une directrice de prison, Magritte du Meilleur documentaire en 2018, véritable plongée au cœur de l’institution carcérale. Après avoir sondé les difficultés de la prison aux côtés d’une figure d’autorité, la réalisatrice a eu envie de tourner son regard vers les détenus, concentrant le récit autour d’un moment charnière de la vie des prisonniers, la permission, cette parenthèse qui leur permet (ou pas) de renouer avec leur vie d’avant. Envie de se tourner vers les hommes, et vers la fiction, un saut dans l’inconnu nourri par ses années d’expérience. La réalisatrice de Temps morts (notre critique ici) se confie: “Quand j’ai commencé à faire du cinéma, j’ai braqué ma caméra vers des petits vieux que je connaissais bien car je passais pas mal de mes vacances avec eux. Je n’avais pas conscientisé que je faisais du documentaire à ce moment-là, je crois. Et puis le film a été sélectionné à Lussas (prestigieux festival français de documentaire, NDLR), où l’on m’a fait parler “de mon cinéma”. Je crois que mon identité de cinéaste était déjà là, filmer des gens très proches, aller dans leur intimité, leur parler avec ma caméra. Je n’ai pas arrêté depuis de faire des portraits complexes de gens qui se dévoilent de manière très intime, poussant chez le spectateur une identification à des endroits très sensibles, où il est souvent difficile de mettre des mots. Jusqu’à ce que je me sente assez mûre, ou en tous cas décomplexée dans mon rapport aux mots pour m’autoriser à inventer des personnages, à partir de gens que j’ai vraiment croisés. Hamousin, Colin, Anthony, ils existent, je les ai rencontrés une première fois en prison, puis je les ai rencontrés une deuxième fois quand j’ai trouvé les acteurs qui allaient les incarner, leur donner leur voix, leur peau, leurs gestes.”
Ce saut vers la fiction se construit donc sur une précieuse phase de rencontres et de documentation. “On ne sait pas pourquoi certaines personnes nous hantent, poursuit Ève Duchemin. Pour préparer la sortie du film, j’ai ressorti mes premiers cahiers de note, qui datent de 2016. Et je me suis aperçu que ces trois mecs étaient déjà là, dans les trois premières lignes de mes carnets.” Le risque potentiel, quand on s’aventure sur une voie déjà balisée, en l’occurrence celle du film carcéral, et qu’on aborde un sujet aussi sociétal, c’est de tomber dans le discours. “Je voulais éviter le film à thèse, reprend la cinéaste. Ce n’est pas un film qui décide si ces trois hommes ont encore leur place dans la société. Il m’a semblé qu’il fallait dissimuler sous les histoires ces questions théoriques, auxquelles j’ai forcément des réponses personnelles. J’ai mis beaucoup de temps à me défaire du discours, de mon point de vue, pour épouser la fiction.”
Le film carcéral est effectivement devenu presque un genre en soi. L’une des grandes forces de Temps mort, c’est de décaler le regard, en deux temps. D’abord en extrayant ses protagonistes du milieu pénitentiaire, le temps d’une permission. Ensuite, en permettant de situer plus précisément la prison. Pour Hamousin, Anthony et Colin, la prison n’est pas tant physiquement derrière les barreaux qui les enferment qu’émotionnellement dans leur tête, derrière les barrières sociales.
Ré-humaniser les prisonniers
La réalisatrice fait preuve d’une volonté affirmée d’humaniser les héros du film, en passant outre leurs crimes et leurs peines: “On a tendance à essentialiser les détenus, explique-t-elle, on les rassemble sous un terme générique, “les délinquants”, ce qui les éloigne de nous.” Pour mieux nous permettre de les comprendre, de les rencontrer, elle a voulu donner le temps à son récit, pour les “laisser aller dans le monde, partir à la recherche des hommes qu’ils étaient avant, et déceler dans les yeux des gens qu’ils vont croiser qui ils étaient, deviner leur part d’humanité avant de commettre le crime qui les a retirés de la société. Je voulais filmer la façon dont ils sont regardés avec amour et rejet en même temps, ce mouvement contradictoire qui fait qu’on commence à les aimer, à s’intéresser à eux.” La fiction, aussi, permet d’aller chercher l’émotion autrement que dans un documentaire: “Il y a, constate la cinéaste, un endroit plus impudique peut-être où l’on peut aller, pousser les curseurs un peu plus loin, pour que le spectateur soit secoué un peu plus fort.”
Si le récit serpente entre les trajectoires des trois personnages principaux, il nous donne aussi à voir, à travers quelques instantanés souvent brefs mais puissamment révélateurs ce que la prison fait aux autres, à l’entourage. Elle brise la parole, éteint le rapport aux autres. Les relations entre Hamousin, Anthony, Colin et leurs proches sont dépeintes avec une grande sensibilité, portées là aussi par un casting impeccable, même pour les rôles les plus fugaces, révélant l’incommunicabilité qui caractérise l’expérience de l’enfermement. Ce que la langue ne peut plus transmettre, les corps vont le laisser transparaître. “La prison fait taire les gens, ça peut tuer les mots, le langage. Par contre, on ne peut pas faire taire les corps. Ils expriment nos traumatismes et nos frustrations, malgré nous parfois. Les corps sont un vecteur exceptionnel pour faire un voyage avec une personne, pour expérimenter le monde à sa façon. Une façon très sensuelle et très intime de connaître un personnage. Ça laisse aussi la place à la vulnérabilité, à des choses qui ne se disent pas, par pudeur ou parce qu’on n’a pas les mots. J’adore voyager à travers la peau des personnages.”
Les états d’âme de Karim Leklou
Temps mort est porté par les interprétations de haute volée de ses trois comédiens principaux, parmi lesquels Karim Leklou. Découvert notamment dans Les Géants de Bouli Lanners il y a une dizaine d’années, l’acteur français s’illustre depuis dans des projets forts, de Katell Quillévéré à Clément Cogitore, en passant par Hippocrate de Thomas Lilti, ou Un monde, de la Belge Laura Wandel. Il incarne ici corps et âme Anthony, un homme paumé dont la soif de vivre est artificiellement domptée par une camisole chimique, qui l’enferme davantage peut-être que les murs de sa cellule, et qui observe avec incompréhension la vie lui passer sous le nez. Il se sent “agressé par le monde extérieur plus que par la prison, finalement”. Karim Leklou a voulu trouver dans le jeu la liberté dont est privé Anthony, pour partager au plus près de son corps (il a pris du poids pour le film) et de son cœur ses tourments et ses doutes: “Je voulais jouer beaucoup l’instant T. C’était très cadré pour les dialogues, mais je voulais accéder à un sentiment de liberté dans le jeu, composer avec ce que me donnaient mes partenaires. Il fallait être dans l’instant présent, pas fabriquer, mais incarner, être sur le moment.” Avec les comédiens belges qui l’entourent, il a dû recréer une famille, “une meute”. Une proximité rendue possible par les nombreuses répétitions, et le talent de ses camarades de jeu, qu’il souligne: Louise Manteau, Nicolas Buysse, Claire Bodson, ou encore le formidable Johan Leysen, qui vient de nous quitter.
Le comédien, qui choisit ses rôles “sur le scénario, d’abord” puis, “même si c’est difficile à expliquer, sur la façon dont les films épousent notre vie”, s’est demandé pour ce projet comme pour les autres s’il se sentirait “capable de le défendre”, et en a conclu qu’il ne pouvait qu’adhérer à l’approche de la réalisatrice, “formidable directrice d’acteurs”, qui souhaitait “traiter les hommes comme des hommes, pas comme des détenus, qui ne traite pas la prison comme un objet de fantasme, et s’intéresse à la réalité sociale, la réalité humaine derrière les détenus, qui interroge notre société. C’est un film qui soulève de vraies questions sur la thématique de l’incarcération.” Une façon pour Karim Leklou, à travers sa filmographie, de s’inscrire aussi dans son époque, de “mélanger l’art et la vie”.
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