Dans Fremont, le réalisateur Babak Jalali explore la vie douce-amère des déracinés

Anaita Wali Zada s'est improvisée actrice pour les besoins de Fremont, dont elle est la fulgurante révélation. © JHR Films
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Avec Fremont, le réalisateur d’origine iranienne Babak Jalali signe une pépite délicieusement imprévisible sur la solitude et le déracinement, magnifiée par une superbe photographie en noir et blanc.

Peu connu chez nous jusqu’à aujourd’hui, le réalisateur Babak Jalali est pourtant loin d’être un nouveau venu dans le circuit du cinéma indépendant. Né à Gorgan, dans le nord-est de l’Iran, à la fin des années 70 avant de grandir en Angleterre, où il a étudié à la célèbre London Film School, il se fait en effet régulièrement remarquer dans les meilleurs festivals internationaux depuis une bonne petite quinzaine d’années déjà. Après un court métrage, Heydar, an Afghan in Tehran, nommé aux fameux BAFTA britanniques, son premier long, Frontier Blues (2009), qui, comme son titre l’indique, travaille le motif de la frontière mais aussi la question de la cohabitation difficile de différentes ethnies au Moyen-Orient, est écrit au sein de la résidence de la Cinéfondation de Cannes puis sélectionné au très pointu festival de Locarno et primé à celui de San Francisco. Son effort suivant, Radio Dreams (2016), qui s’inspire de vrais fans iraniens du groupe Metallica et touche aux réalités de la vie des expatriés de la diaspora iranienne aux États-Unis, triomphe quant à lui au festival de Rotterdam. Deux ans plus tard, Land, qui dénonce les conditions de vie douloureuses d’une famille amérindienne parquée dans une réserve du Nouveau-Mexique, est, pour sa part, sélectionné au prestigieux festival de Berlin.

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Un nouveau départ

On l’aura compris, l’exil, le déracinement et leurs conséquences identitaires sont au cœur du cinéma de Babak Jalali. C’est à nouveau vrai s’agissant de son quatrième long métrage, Fremont, qui déboule aujourd’hui sur nos écrans fort d’un impressionnant parcours: montré à Sundance et à South by Southwest, puis à Seattle, Édimbourg, Mumbai, Taipei et Göteborg, il a remporté le Prix du meilleur réalisateur à Karlovy Vary et le Prix du Jury à Deauville, où nous avons pu rencontrer le cinéaste. S’inscrivant assez limpidement dans la lignée du travail d’un Jim Jarmusch, mais aussi parfois d’un Aki Kaurismäki voire d’un Hal Hartley, Jalali y met en scène avec énormément de soin, de chaleur, de nuance et d’humour, le quotidien de Donya, une jeune réfugiée de 20 ans, qui a officié comme traductrice pour l’armée américaine en Afghanistan et vit depuis peu à Fremont, en Californie. Le jour, elle travaille pour une fabrique de fortune cookies à San Francisco. La nuit, elle se sent seule et peine à trouver le sommeil. Raisons pour lesquelles elle consulte un thérapeute farfelu et déroutant qui finit par lui ouvrir certaines perspectives. Mais sa routine est surtout chamboulée quand son patron lui confie la rédaction de messages porte-bonheur, une opportunité qui va réveiller son désir et la pousser à provoquer le destin… « L’idée de ce nouveau long métrage est née à l’époque où je tournais Radio Dreams dans la région de San Francisco, sourit Babak Jalali. Plusieurs comédiens d’origine afghane jouaient alors dans ce film et, durant le tournage, ils m’ont parlé de la ville de Fremont, qui, depuis la fin des années 70, abrite la plus grande communauté afghane des États-Unis. Ça m’a beaucoup intrigué et je suis allé y faire un tour peu de temps après. C’est à ce moment que j’ai rencontré plusieurs anciens traducteurs, souvent considérés comme des traîtres pour avoir aidé l’armée américaine, qui avaient pu bénéficier d’un visa spécial pour l’immigration et s’étaient, du jour au lendemain, retrouvés dans cette ville sans aucun point de repère et livrés à eux-mêmes.« 

Dans le rôle principal, la jeune Anaita Wali Zada fait ses tout premiers pas au cinéma. Journaliste pour la télévision, elle a elle-même fui l’Afghanistan en 2021 peu de temps après que les Talibans sont entrés dans Kaboul. « Nous avons lancé un appel de casting via les réseaux sociaux et les centres communautaires afghans aux États-Unis, disant que nous étions à la recherche d’une jeune femme pour jouer dans notre film. C’est ainsi que j’ai reçu un jour un mail d’Anaita. Elle avait 22 ans et avait été évacuée d’Afghanistan pour être relocalisée dans la région de Washington cinq mois plus tôt. Elle me disait qu’elle ne parlait pas bien anglais et qu’elle n’avait aucune expérience de jeu même si elle avait l’habitude de passer à la télévision. Elle était occupée à tenter de prendre un nouveau départ et voyait le rôle de Donya comme une opportunité intéressante. Nous avons alors discuté deux fois via Zoom, et elle m’a convaincu qu’elle était faite pour ce rôle.« 

Sortir de la maison

Procédant par petites vignettes douces-amères absolument allergiques à toute idée de frénésie, Fremont est un film qui se distingue notamment par son mélange très singulier d’humeurs, entre mélancolie désenchantée, tendresse désarmante et humour ravageur. « Je suis convaincu qu’il est important de pouvoir rire de situations parfois très difficiles. Il n’y a rien d’offensant là-dedans. La vie en elle-même est absurde, il suffit de regarder les informations quotidiennes pour s’en apercevoir. Il est donc important pour moi que mon cinéma reflète cet état de fait. Beaucoup de films traitant de l’expérience de l’immigration le font avec un sérieux papal, en se concentrant uniquement sur la tristesse et la douleur de cette expérience. Et, en soi, il n’y a rien de mal à ça. Mais je trouve que ces films ont trop souvent tendance à occulter le fait que les immigrés ou les réfugiés sont aussi des êtres humains qui se projettent dans l’avenir, avec des rêves, le désir de tomber amoureux ou de trouver un travail épanouissant. Je n’avais pas envie de tomber dans le piège d’un personnage uniquement coincé dans le passé. Donya est, certes, hantée par une histoire difficile, mais elle est surtout bourrée d’aspirations. Il était décisif pour moi que le film se concentre sur une femme. Le cinéma et les médias ne véhiculent bien souvent des Afghanes qu’une image d’oppression. Les femmes n’y quittent jamais la maison. Or, en Iran, il y a une population afghane très importante, et toutes les femmes que j’y ai rencontrées m’ont toujours semblé tendre vers un esprit très fort d’indépendance et d’émancipation, avec un quotidien rempli d’envies et de projets. Nous avons besoin de représentations qui font sortir les femmes afghanes de leur maison.« 

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