Comment le cinéma Nova à Bruxelles tente d’organiser sa survie
Bastion d’indépendance unique en son genre, le cinéma Nova, à Bruxelles, tente d’assurer sa pérennité en devenant son propre propriétaire. Son avenir rêvé s’écrit aujourd’hui au confluent d’enjeux humains, historiques, culturels, politiques, immobiliers et financiers. Tentative de décryptage.
Comment continuer à exister dans la ville en tant que lieu culturel autogéré, collectif, engagé, différent, convivial et démocratique dans un monde capitaliste assujetti à la loi du marché et à la spéculation immobilière? C’est la question qui se pose aujourd’hui avec plus d’acuité que jamais au cinéma Nova, en plein cœur de Bruxelles. Projet polymorphe bien vivant qui se refuse aux étiquettes, invite à la critique sociale et navigue à mille lieues d’une logique de profit, cet essentiel QG défricheur et citoyen est arrivé à un tournant décisif de son parcours résolument hors normes.
En mai 2024, en effet, le bail du cinéma, situé rue d’Arenberg, à deux pas des Galeries Royales Saint-Hubert, touchera à son terme. Ce qui pourrait signer sa fin. Mais l’irréductible Nova, dont la survie dépendait notamment jusqu’ici d’un loyer resté presque miraculeusement modéré, entend bien résister encore et toujours à l’envahisseur. Sa solution? Une grande opération de sauvetage qui lui ressemble furieusement. À savoir, la création d’une coopérative, Supernova Coop, invitant tout un chacun, par le biais d’une campagne d’investissement de longue haleine, à prendre des parts dans cette société d’économie sociale et permettre ainsi d’arracher le Nova à la pression immobilière en devenant collectivement propriétaire de son propre lieu. Une utopie insensée? Un vrai et beau projet de société, plutôt, qui ramène du sens et de l’humain dans un secteur culturel qui en a plus que jamais besoin. Explications.
Ce qui nous réunissait vraiment, c’est le constat qu’il y avait des tonnes de films intéressants qui n’arrivaient pas sur les écrans belges.
Une ligne exigeante et libre
Depuis désormais près de trois décennies, le cinéma Nova fait figure d’improbable cas à part, voire même de géniale anomalie, dans le paysage des salles bruxelloises et au-delà. Rien, pourtant, ne le prédestinait à s’installer dans la durée. Son nom s’inspire d’ailleurs précisément des supernovae, ces phénomènes astraux s’accompagnant d’un accroissement de lumière intense mais bref. Il ouvre ainsi ses portes en janvier 1997 en tant que “cinéma d’urgence” éphémère, dans un lieu déjà riche d’une histoire culturelle (c’est l’ancienne salle du Studio Arenberg, notamment). L’aventure ne devait durer que deux ans, soit le temps d’une convention d’occupation précaire négociée avec le propriétaire d’alors, la Kredietbank, qui se contentait depuis des années d’y entreposer de vieux meubles de bureau. Un bon quart de siècle plus tard, elle brille encore de tout son éclat. “Le début du Nova, c’était une période terriblement chaotique, se souvient Gwenaël Breës, l’un des piliers fondateurs du projet. Tout s’est joué en quelques semaines entre la convention d’occupation et l’ouverture effective. Il n’y avait pas de chauffage, pas d’électricité, pas d’eau, presque pas de sol, pas de matériel cinéma… On n’avait pas du tout de structure juridique, on n’avait jamais réfléchi à comment on allait faire de la programmation… Ça a été un sacré chantier. Durant l’été 1996, le trio qui a été à l’initiative du Nova s’est rencontré autour de l’organisation sans autorisation d’un cinéma en plein air sur le terrain vague où il y a maintenant le Théâtre National, et on cherchait un peu naïvement un lieu où proposer une programmation différente, du cinéma indépendant sous toutes ses formes. Ce qui nous réunissait vraiment, c’est le constat qu’il y avait des tonnes de films intéressants qui n’arrivaient pas sur les écrans belges. Ces films, on avait envie de les montrer et de les accompagner. Tout s’est concrétisé dans la précipitation et a fini par se mettre en place de manière très organique. C’est en faisant les choses qu’on a défini plus précisément la ligne à suivre.”
Films inédits, rares et non distribués portés dans une ambiance de squat berlinois par une équipe bénévole ayant à cœur de les contextualiser, tout en les proposant le plus souvent dans leurs formats (pellicule, notamment) et leurs conditions de diffusion d’origine: 27 ans plus tard, la ligne du Nova, projet pourtant en constante mutation mais fidèle à ses valeurs, n’a au fond pas tellement changé. On ne va jamais y voir un film qu’on peut facilement trouver dans un autre cinéma. “Il y a des salles commerciales, il y a des salles d’art et essai, il y a la Cinematek et, nous, on est encore ailleurs dans le paysage”, opine Gwenaël Breës. D’où parfois cette tentation externe de lui coller une étiquette de lieu intello, sectaire et pointu passant des films expérimentaux bizarres ou trop alternatifs. “Or, s’agissant de plein de films, ce n’est pas du tout le cas. Il y a parfois des choses un peu bizarres, oui, mais il y a surtout des tas de films qui, dans d’autres pays, sont simplement distribués.”
“Dans les réunions de programmation, on se pose bien sûr toujours la question du public et de savoir si ça va intéresser les gens, précise Justin MacKenzie Peers, qui s’occupe essentiellement de programmation et de questions d’archivage au sein du Nova. Mais on ne raisonne jamais en termes de rentabilité. On privilégiera toujours le critère de la pertinence.” Ouvert à la diversité des formes, le lieu donne également sa chance à des réalisateurs de courts ou de longs métrages émergents, cherche, révèle et trace des ponts entre les œuvres. “L’idée, c’est aussi de faire réfléchir, voire de déranger, on ne fait pas juste du divertissement, prolonge Mathilde Kempf, active depuis plusieurs années au sein du Nova. Mais la programmation est tellement variée… Et puis parfois il faut pouvoir fermer certaines portes pour en ouvrir d’autres.”
Une expérience collective
Spectatrice assidue et coopératrice de Supernova Coop, Sharon Geczynski insiste: “On peut aussi atterrir au Nova sans forcément être cinéphile hardcore. Parce que le Nova, c’est bien plus qu’un simple cinéma. C’est également une expérience, un lieu, des rencontres, un accès à la culture démocratique, des interactions permanentes entre le cinéma et la ville… Moi le Nova m’a rendu le cinéma plus accessible, d’une certaine manière. J’y ai fait plein de découvertes que je n’aurais sans doute jamais pu faire ailleurs et qui m’ont éveillée à des choses.”
Au fil des ans, le lieu et le projet ont ainsi réussi à agréger une véritable communauté, solide, fidèle et hétéroclite, où chacun a la possibilité d’exister dans sa singularité. Tout y fonctionne de manière horizontale, loin des modèles hyper hiérarchisés prônés par le monde entrepreneurial. Parmi la centaine de bénévoles qui animent ou gravitent autour du Nova, certaines personnes s’y investissent d’ailleurs parfois moins par intérêt pur pour le cinéma que par volonté de faire les choses autrement. “Tout se discute et fait débat au Nova, renchérit Mathilde Kempf. Quelle que soit la décision à prendre, tout est discuté collectivement. C’est assez passionnant. Il y a vraiment une exigence très forte dans la dimension collective de chaque prise de décision. Jusqu’à l’épuisement, d’ailleurs, parfois (sourire)…”
Cette dimension collective et collaborative du Nova s’exprime aussi hors de ses murs. À l’origine de plusieurs rencontres internationales, le cinéma bruxellois est ainsi par exemple à l’initiative de Kino Climates, un réseau informel européen de salles indépendantes portées par un idéal de liberté et de diversité. “Du fait que notre programmation tient véritablement d’un travail de recherche, il existe désormais tout un réseau sous-terrain de salles et de festivals à l’international qui nous connaît et s’inspire de notre programmation, ajoute Laurent Tenzer. Tout comme nous, parfois, on peut s’inspirer d’autres aussi. Ça circule.” Dans la foulée, ce spécialiste de questions techniques, impliqué depuis une vingtaine d’années déjà au sein du Nova, rappelle encore qu’à force de projeter des films peu diffusés, celui-ci a fini par développer son propre logiciel de surtitrage, mis à disposition d’autres cinémas et désormais utilisé aux quatre coins du monde. “Montrer des choses rares implique souvent tout un travail de fous furieux. Pour contacter en direct les artistes, les producteurs, se démener afin de mettre la main sur une copie et puis, oui, bricoler parfois nous-mêmes des solutions qui garantissent une diffusion dans les meilleures conditions… C’est chouette de se dire que ça peut aussi aider ailleurs.”
S’il n’y a pas à proprement parler d’autre cinéma à l’approche et au fonctionnement comparables à ceux du Nova en Belgique, ce dernier s’inscrit en outre dans une mouvance communautaire et solidaire de fond. “Hors cinéma, on est proches dans l’esprit et dans le fonctionnement de tas de lieux ou de structures bruxelloises, comme par exemple Radio Panik, le Magasin 4 ou le café-bouquinerie coopératif La Vieille Chéchette, approuve Gwenaël Breës. C’est le même type de dévotion, où tout le monde met la main à la pâte par pure passion et dans un esprit complètement désintéressé.” “Côté ciné, il faut quand même pointer Le Cercle du Laveu, à Liège, complète Laurent Tenzer, qui possède aussi un vrai fonctionnement collectif, ancré dans une vie de quartier, avec une programmation très atypique, qui cherche et réfléchit à des propositions inédites. Pour le moment, c’est un ciné-club hebdomadaire qui propose aussi des concerts, des soirées et des choses pour les enfants, mais ils aimeraient avoir les moyens de se développer en cinéma.”
Quel idéal pour la ville?
Guide-conférencière et autrice particulièrement sensible à la question des cinémas bruxellois, Isabel Biver organise régulièrement des tours pédestres à la découverte des nombreux cinémas perdus de la capitale. Mais elle arpente aussi inlassablement, lors de ses visites, certains lieux bien vivants dédiés au 7e art. C’est le cas, par exemple, du Nova, qui reste l’un de ses points de chute résolument privilégiés. Pour elle, ce qui se joue aujourd’hui autour de ce cinéma, et sa campagne d’investissement collectif pour le rachat de ses murs, est absolument crucial et révélateur. “Pour moi, le Nova, c’est surtout vital dans le sens où c’est un lieu de liberté, confie-t-elle. Liberté de pensées et liberté d’expériences qu’on peut vivre sous toutes sortes de formes. Or, cet idéal est aujourd’hui menacé par une dynamique immobilière qui fragilise tout le paysage culturel de la ville. Depuis ses débuts, le destin du Nova est suspendu au bon vouloir d’une logique purement spéculative, avec des rachats de rachat d’emphytéose sur lesquels il n’a pas de prise. Et c’est là, je trouve, que les politiques, la ville, les communes ont un rôle à jouer. Parce que la culture étouffe dans la dynamique libérale qui est celle d’aujourd’hui. Alors voilà, à un moment, il faut pouvoir prendre ses responsabilités, mouiller sa chemise et avoir le courage politique de dire basta. Il faudrait décider de mettre en place une espèce de coupole bienveillante qui protègerait certains lieux de culture de la spéculation et leur garantirait simplement de pouvoir continuer à exister en tant que tels. Ça aurait déjà pu être mis en place il y a quelques années pour sauver le cinéma ABC à Bruxelles, mais rien n’a été fait en ce sens.”
Et de rappeler dans la foulée que “si un cinéma de quartier comme le Stockel, par exemple, existe toujours, c’est parce qu’il y a une dynamique immobilière saine qui fait que le Stockel appartient à la commune de Woluwe. Et c’est la commune de Woluwe qui décide de l’opérateur.” Soit un exemple singulièrement parlant, mais pas forcément non plus reproductible au cas du Nova, dont l’ADN et le mode de fonctionnement se situent presque aux antipodes de ceux du Stockel. Dans le cas du Nova, en effet, rappelle Justin MacKenzie Peers, “le désir de rachat tient beaucoup à la volonté de conserver une totale indépendance de programmation”. “Oui, complète Gwenaël Breës, on a des spécificités qui font que si les pouvoirs publics rachetaient le lieu, ça pourrait avoir des incidences sur notre identité. Et puis il faudrait en plus qu’ils aient envie de miser sur un lieu qui n’est pas une vitrine de telle ou telle communauté. Bien sûr, la partie la plus visible du secteur cinématographique est une industrie marchande. Mais dans le champ du cinéma, il existe aussi des dynamiques purement artistiques, culturelles, sociales ou d’éducation permanente, qui s’écartent totalement d’une logique commerciale. Et cette dimension-là, les pouvoirs publics ont encore du mal à la reconnaître à sa juste valeur. S’extraire du jeu politique nous semble à l’arrivée le moyen le plus sûr de garantir notre indépendance. Mais les pouvoirs publics peuvent très bien rentrer dans la coopérative en achetant des parts s’ils le souhaitent. S’ils ont envie de nous soutenir, ils peuvent le faire.”
Champagne, Supernova?
Si l’on choisit de se montrer plutôt optimiste et confiant, côté Nova, l’heure n’est certainement pas encore à sabrer le champagne, ou plutôt à faire péter la bière locale et artisanale. Le chemin vers la pérennisation des activités de la salle, et l’objectif vertigineux des 794 000 euros à réunir d’ici au printemps 2024, est encore long, en effet. À l’heure de coucher ces lignes, plus de 400 000 (!) euros n’en ont pas moins déjà été rassemblés par la campagne Supernova (www.supernova.coop). Preuve, si besoin en était encore, que ce projet porteur de sens, et même d’espoir, trouve un écho profond dans le tissu urbain et social aujourd’hui.
Très concrètement, ce montant total de 794 000 euros doit servir à couvrir l’achat d’une emphytéose -un droit de jouissance, donc- de 68 ans avec le propriétaire actuel du lieu, la Société civile des Galeries Royales Saint-Hubert. Ce qui pérenniserait a minima son affectation culturelle pour autant d’années. “Quand on voit à quelle allure le monde change, pas seulement d’un point de vue technologique ou en termes de virtualisation d’ailleurs, il est difficile d’imaginer ce que vont être les pratiques culturelles et les habitudes de sorties des gens dans même 10, 20 ou 30 ans, conclut Gwenaël Breës. À quoi ressemblera un centre-ville? Et le fait même de regarder un film? Mais se battre aujourd’hui pour garder un lieu de rencontre autour de l’image partagée collectivement, nous on trouve ça très beau comme projet et comme ambition. Et défendre l’idée que les gens vont continuer à vouloir se réunir dans un endroit concret autour de propositions filmées. Ce pari-là, on y croit. On croit en l’idée que dans 68 ans, quel que soit le monde, on aura encore besoin d’endroits pour se rassembler en dehors du monde marchand, ou en tout cas le plus en dehors possible du monde marchand, et que ça restera toujours une vertu, une utilité.”
Le combat du cinéma La Clef à Paris
“Historiquement, c’est assez rare que les exploitants soient aussi les propriétaires de leur(s) salle(s)”, rappelle Isabel Biver, autrice de deux ouvrages de référence sur la question des cinémas à Bruxelles. Une situation d’exception, donc, dont rêve le Nova, qui y voit légitimement la garantie de la pérennisation de son farouche esprit d’indépendance et de son inaliénable aspiration à la liberté. Mais c’est aussi l’utopie aujourd’hui caressée, après quatre années de combats notamment marqués par une occupation puis une expulsion, par un collectif engagé dans la survie du cinéma associatif La Clef à Paris. Ayant été jusqu’à s’attirer le soutien d’un certain Martin Scorsese, ce collectif s’active en effet avec acharnement depuis des mois afin de rassembler les fonds nécessaires pour le rachat des murs de ce lieu historique du Quartier latin, qui a toujours œuvré dans le sens d’un esprit défricheur de programmation et d’un accès démocratique aux films. Une bataille solidaire si riche en rebondissements qu’elle tient presque du feuilleton à suspense, mais qu’il s’agit surtout symboliquement de voir comme un combat crucial contre l’uniformisation inquiétante des lieux de culture et de leur offre, toujours plus asservie à une pure exigence libérale de rentabilité.
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