La cocina d’Alonso Ruizpalacios: cinéma et cuisine, les ingrédients du succès

La cocina, comme dans un paquebot en train de couler…
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Avec La Cocina, le réalisateur mexicain Alonso Ruizpalacios plonge dans l’effervescence de la cuisine d’un restaurant new-yorkais et en tire une fable aux petits oignons sur le capitalisme et l’amitié.


Des séries The Bear, The Chef, Ici tout commence ou The Restaurant à des films comme The Menu, Boiling Point, La Brigade ou encore la production Netflix Hunger: on ne compte plus les fictions récentes qui s’immiscent dans l’intimité bouillonnante des cuisines des restaurants. Le phénomène, d’ailleurs, n’est pas nouveau, qui se décline, au cinéma surtout, dans tous les genres et à toutes les sauces: La Cuisine au beurre avec Bourvil et Fernandel (1963), Le Grand Restaurant avec Louis de Funès (1966), Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Peter Greenaway (1989), Salé sucré d’Ang Lee (1994), Big Night de Campbell Scott et Stanley Tucci (1996), Poultrygeist: Night of the Chicken Dead de l’inénarrable Lloyd Kaufman (2006), Ratatouille des studios Pixar (2007), Soul Kitchen de Fatih Akin (2009), A vif! avec Bradley Cooper (2015)… Le menu, non-exhaustif, est pléthorique.

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Cinéaste né à Mexico, et passé notamment par Londres, à qui l’on doit des œuvres auteuristes très exigeantes et singulières (Güeros en 2014, Museum avec Gael García Bernal en 2018, A Cop Movie en 2021, tous primés en leur temps au prestigieux festival de Berlin), Alonso Ruizpalacios s’intéresse à son tour aujourd’hui à ce qui peut bien se passer derrière les fourneaux surchauffés d’une institution hyper fréquentée en filmant la cuisine en plein coup de feu d’un restaurant de Manhattan comme les entrailles d’un sous-marin ou d’un paquebot sur le point de couler. Métaphore limpide d’un système capitaliste occupé à prendre l’eau de toutes parts en retenant désespérément captifs ses travailleurs les plus modestes et précarisés.

Dans La cocina, en effet, des employés venus du monde entier s’activent à un rythme effréné dans les coursives d’une enseigne touristique afin de tenter de répondre au mieux aux exigences d’une clientèle pressée et indifférente. Parmi eux, Pedro (Raúl Briones), un cuisinier mexicain au tempérament fougueux, se lance avec ferveur dans une opération de séduction de Julia (Rooney Mara), une serveuse américaine au caractère bien trempé, tandis que le patron découvre que de l’argent a été volé dans la caisse. Entre pression grandissante et suspicion généralisée, les esprits commencent alors à véritablement s’embraser, révélant des dynamiques de pouvoir, de conflits et de fragile solidarité où les espoirs d’une vie meilleure viennent sans cesse buter sur la dure réalité de l’immigration clandestine. Sous les dehors aguicheurs de l’éternel rêve américain: la réalité crue et peu ragoûtante d’un cauchemar en cuisine, façon cocotte-minute sur le point d’exploser.

Mécanismes de survie en milieu hostile


Huis clos brûlant et intense, souvent virtuose et plein de vie, essentiellement tourné en noir et blanc, La cocina encapsule donc en quelque sorte un monde en réduction gagné par le chaos et la folie. Hyper actuel dans ses thèmes et ses obsessions, le film est pourtant une libre adaptation d’une pièce de théâtre datant déjà des années 1950, The Kitchen, dans laquelle le dramaturge anglais Arnold Wesker écrivait notamment: «Le monde était peut-être une scène pour Shakespeare, mais pour moi c’est une cuisine où les gens vont et viennent, et ne peuvent rester assez longtemps pour se comprendre et où les amitiés, les amours et les inimitiés sont oubliées aussi vite qu’elles ont été créées.»


Rencontré en septembre dernier au Festival du Cinéma Américain de Deauville, d’où le film allait repartir auréolé du Prix du 50e Anniversaire, Alonso Ruizpalacios se souvient: «J’ai découvert et lu pour la première fois cette pièce quand je vivais à Londres, où j’étudiais pour devenir acteur et où je travaillais en parallèle dans un restaurant qui s’appelait le Rainforest Cafe. Un endroit vraiment craignos. J’y ai commencé comme plongeur, et puis je suis devenu serveur. Travailler là, dans cet environnement où régnait en permanence une énorme pression, a été une expérience assez éprouvante pour moi. Mais je me souviens que la lecture de cette pièce m’avait rendu ce boulot un peu plus supportable, disons, parce qu’elle m’a permis de l’envisager depuis une perspective artistique. Les cuisines des restaurants sont des endroits très stratégiques où tout est hyper hiérarchisé. Exactement comme l’ensemble du monde qui nous entoure. C’est cette intuition qui m’a donné envie de revenir vers ce texte récemment afin de faire un film qui parle par la bande du capitalisme et du prix que certains hommes et certaines femmes doivent payer afin de continuer à en assurer la bonne marche.»

Il me tenait vraiment à cœur que le film reflète aussi très fort la colère de la jeunesse.


Parmi ces hommes et ces femmes, beaucoup, en l’occurrence ici, se trouvent dès le départ dans une situation fragile ou illégale. Le cinéaste opine, et prolonge: «Je pense que le long métrage américain qui traite du thème de l’immigration est, de facto, presque devenu un genre cinématographique en soi. Beaucoup de films ont été réalisés en se concentrant sur l’épreuve souvent très traumatique de la traversée de la frontière, avec des personnages mexicains qui s’efforcent d’entrer aux Etats-Unis par tous les moyens. Je voulais, pour ma part, faire un film qui traite de ce qui peut se passer après cette traversée. Est-ce que le rêve des immigrés se concrétise ou bien non? Et qu’est-ce qu’il en reste, au fond, à l’arrivée? Durant l’écriture de La cocina, je me suis rendu plusieurs fois à New York pour interviewer des cuistots mexicains. Un élément qui revenait souvent dans leurs histoires était l’amitié. Beaucoup confiaient en effet que des amitiés tissées sur leur lieu de travail les aidaient bien souvent à finir la journée. Et, à l’arrivée, je pense que le film parle davantage de ce genre de relations que d’immigration en tant que telle. C’est aussi quelque chose que nous avons expérimenté durant les semaines de répétitions du film. Tous les comédiens ont commencé à travailler ensemble et ont peu à peu appris à tisser des liens. Je crois beaucoup à l’amitié comme manière de survivre dans des situations difficiles, en particulier dans le cadre d’un travail éprouvant ou peu valorisant.»

Une jeunesse en colère


Traversé d’élans poétiques et d’audaces esthétiques, La cocina prend la forme d’une fable à la magie trompeuse, qui colle parfaitement avec les thématiques qui sont au cœur du film. Dans ce contexte, le refus quasi exclusif de la couleur vise à concentrer l’attention sur les visages et les émotions des personnages plutôt que sur une nourriture traditionnellement représentée comme séduisante pour l’œil et pour le ventre. «Je voulais à tout prix éviter toute forme de romantisation du secteur de la restauration, approuve Alonso Ruizpalacios. Dans La cocina, préparer des plats relève d’une simple transaction. Ces employés pourraient tout aussi bien assembler des pièces d’ordinateurs, de téléphones ou de voitures. Il n’y a qu’un seul moment où je me suis laissé aller à filmer la nourriture comme appétissante. C’est le moment où Pedro prépare un sandwich. Là, j’ai délibérément choisi de le capturer dans l’idée de plaire au regard et de donner envie. C’est le seul moment du film, au fond, où cuisiner relève véritablement d’un acte d’amour.»


Prenant souvent le contrepied des attentes spectatorielles en matière de représentation de la nourriture, La cocina ne s’en inscrit pas moins au carrefour d’influences artistiques assez identifiables. «Je revois La dolce vita de Fellini avant d’entamer chacun de mes tournages, sourit le réalisateur. Parce que je chéris ce film inconsidérément, et que j’aime toujours m’en imprégner avant de me mettre au travail. Mais sinon La cocina a, je dirais, davantage été influencé par des photographies que par des films. Je pense au travail d’un artiste comme Saul Leiter, par exemple, et notamment à ses débuts, où il travaillait toujours en noir et blanc, avec un sens du cadre très aiguisé. Il est intéressant également de noter que l’auteur de la pièce The Kitchen, Arnold Wesker, était issu d’une génération de dramaturges britanniques qu’on appelait les «angry young men». Les jeunes hommes en colère, donc. Et il me tenait vraiment à cœur que le film reflète aussi très fort cela, la colère de la jeunesse. Quand vous êtes jeune, vous avez encore l’énergie de vous révolter, de rêver, de faire un pas de côté. D’exprimer votre rage, et de tout envoyer valser parfois. J’ai donc essayé de faire renaître au cœur du film l’énergie propre à cette génération d’auteurs qu’on appelait les jeunes hommes en colère. Je pense aussi au travail de quelqu’un comme Harold Pinter, par exemple. Ce qui m’amène encore à songer au cinéma de Mike Leigh, qui m’a également beaucoup accompagné durant le processus de création de ce film. Notamment pour le côté choral de son travail avec les comédiens et les comédiennes. En faisant La cocina, j’ai aussi pris conscience de toutes les similarités qui existent entre le tournage d’un film et la préparation d’un plat dans la cuisine d’un restaurant. C’est quelque chose qui est resté dans un coin de ma tête durant tout le processus de fabrication. Il y a quelque chose de très militaire, et de très hiérarchisé, dans le mode de fonctionnement d’une équipe de tournage comme dans celui du staff d’un restaurant, c’est assez troublant. Avec cette particularité qui veut que c’est souvent durant les pauses, quand on est occupé à manger tous ensemble, que le côté pyramidal a tendance à s’aplanir. Durant cette parenthèse du repas, il existe en apparence quelque chose de plus démocratique. Tout le monde semble, pour un temps, occuper le même espace de la même façon, sans que s’exercent de quelconques jeux de pouvoir.»

La cocina

Drame d’Alonso Ruizpalacios. Avec Rooney Mara, Raúl Briones, Anna Diaz. 2 h 16.

La cote de Focus: 3,5/5

Réalisateur mexicain dont on avait pu apprécier l’hybride et gonflé A Cop Movie (2021) sur Netflix, Alonso Ruizpalacios mitonne ce long métrage au casting résolument multiculturel emmené par Rooney Mara. La cocina adapte librement une pièce de théâtre des années 1950 d’Arnold Wesker pour plonger le spectateur dans l’intenable effervescence de la cuisine surpeuplée du Grill, en plein cœur de Manhattan. Véritable antichambre de l’enfer, l’endroit ouvre sur l’envers malade et aliénant du rêve américain, façon chaos exacerbé ponctuellement traversé de singuliers élans poétiques. Capable de faire exister un nombre impressionnant de personnages, le film, objet virtuose au noir et blanc classieux, découpe les illusions des uns et des autres en petits dés avant de les faire brillamment rôtir à la poêle.

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