Bruno Dumont sur L’Empire : « Le vaisseau spatial est dans notre cœur »
Avec L’Empire, Bruno Dumont livre à la fois une clé de lecture de son œuvre et un double film de guerre. Quand un conflit binaireintergalactique (mais dans le Pas-de-Calais) se fait philosophique.
“La vocation de l’art en général, et du cinéma en particulier, c’est de nous éveiller tranquillement à l’humanité. Pour faire court.” Autant le dire d’emblée, on ne fait pas vraiment court avec Bruno Dumont tant il semble investi par les interrogations qui le traversent, lui et son œuvre. On n’échappe pas à sa formation. Et chez le cinéaste, elle est philosophique. À plusieurs reprises lors de l’entretien, il s’amusera de ce que la discussion prête à élaborer “des théories fumantes” alors qu’il a voulu justement que son film présente l’expression très concrète, très incarnée des concepts qui le passionnent. “Toute notre discussion, c’est parce que vous me posez la question, mais ce n’est pas dans le film! Ce n’en est qu’une interprétation. Il faut que le film, lui, soit facile.”
En quelques mots, L’Empire (lire la critique ici) met en scène la bataille entre le Bien et le Mal. “Il y a très longtemps, des forces supérieures sont venues sur Terre et se sont affrontées. Mais comme elles étaient attirées l’une par l’autre, elles se sont mélangées.” Concrètement? Ces forces supérieures envoient sur Terre des sentinelles censées envahir la planète mais elles finissent par coucher avec des humains -pardon, “se mélanger”- rattrapées par leurs pulsions. Cette union “contre-nature” (ou plutôt, irrémédiablement naturelle) se traduit à tous les étages, mêlant acteurs professionnels et non professionnels, plages du Nord et vaisseaux intergalactiques, effets spéciaux et naturalisme.
La grande envie du cinéaste: “Ramener l’univers de la science-fiction dans mon univers, expliquer au présent l’origine mythologique d’un cinéma européen naturaliste, où le Bien et le Mal sont reliés par des frontières troubles, résume Bruno Dumont. Ce cinéma est jugé comme un cinéma complexe mais il pose les mêmes questions morales que le cinéma de science-fiction. Sauf que l’un sépare les notions de bien et de mal, quand l’autre les mélange.” Or cette séparation est à la source d’idéologies mortifères selon le cinéaste: “Quand on commence à penser comme ça, ça finit mal. Tout le cinéma américain maintient cette séparation. Star Wars est dans cette croyance: il y a les bons et les mauvais. Ces représentations, comme les contes de fées, c’est bien pour les enfants, qui ont d’abord besoin de faire la distinction avant d’apprendre que tout est mélangé. En tant que spectateur, j’aime beaucoup la science-fiction, elle peut nous expliquer qui nous sommes, d’une façon très ludique, très divertissante et très instructive à la fois. Mais souvent, ce cinéma finit par s’étouffer dans le divertissement, par devenir débile. Donc je voulais associer le cinéma sérieux européen et le cinéma divertissant. Les gens dangereux, ce sont les adultes qui croient toujours aux super-héros et aux contes de fées. Quand on est adulte, on met notre part d’enfance de côté, on a accepté l’indétermination des choses, la possibilité de se tromper.”
Réticence et imperfection
À cet égard, Bruno Dumont ne fait que perpétuer l’objectif du théâtre grec. “L’art a pour objet de nous purger du mal. C’est pour ça que toutes les grandes pièces antiques étaient épouvantablement violentes. Aujourd’hui, on vit dans un monde où l’on nous dit: “L’art doit nous dire la vérité, ne plus montrer de violence, de sexe, d’inceste”. Il n’a plus cette fonction cathartique, il a une fonction de modèle. C’est une catastrophe! Quand un enfant prend une mouche et l’écrase, il faut lui apprendre à faire autrement. Et l’apprentissage n’est pas une injonction. Ça ne suffit pas de dire non, il faut apprendre pourquoi on dit non.”
Comme on le disait plus haut, nous sommes là dans le discours. Mais comment ces intentions s’incarnent-elles sur le grand écran? L’une des caractéristiques du cinéma de Bruno Dumont, c’est le goût de travailler avec des comédiens non professionnels. Ici, comme un pied de nez, ils incarnent à la perfection l’imperfection de ces êtres idéaux qui sont en train de devenir humains, qui voient leur nature se transformer, devenir poreuse et complexe. “Pour incarner les entités supérieures, j’ai recours à des comédiens professionnels dont je connais la palette de jeu très large. Mais sur Terre, j’aimais l’idée de travailler avec des non professionnels. Leur capacité de variation est plus étroite. Il y a techniquement plein de fautes dans ce jeu. Mais ça me plaît car c’est ça la vérité. L’acteur professionnel est presque trop parfait. Il a une sophistication que j’aime faire coexister avec l’imperfection. L’imperfection me touche. Quand un réalisateur est bourré d’idées au préalable, c’est une erreur. Il faut aller un peu contre lui. La réticence me plaît. Elle redonne de la spontanéité à quelque chose qui peut être trop écrit, trop construit.”
Quand on lui fait remarquer que son cinéma parle de nos tourments intérieurs tout en étant essentiellement tourné à l’extérieur, il conclut avec enthousiasme. “Mais c’est parce que le film est une représentation de ce qui se passe dans nos têtes, et le travail du cinéaste c’est de tout mettre à l’extérieur, dehors. Le cinéma n’est que projection, ce que vous voyez à l’écran est ce qui se passe dans votre cœur. Toutes les luttes intestines qui vous traversent sont là, figurées. Le vaisseau spatial est dans notre cœur. C’est ça le cinéma, depuis la nuit des temps! Il ne parle que de notre intériorité. Même quand c’est un film spatial. L’infini est en nous, c’est notre quête de l’absolu. Et tout peut s’incarner, je crois.”
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