Braguino, paradis perdu
L’Alsacien Clément Cogitore chronique la fin d’un monde dans un hallucinant documentaire tourné au coeur de la taïga sibérienne. À découvrir d’urgence au ciné Galeries à Bruxelles, en marge d’une expo vidéo et photo.
Certains, disait Nietzsche, naissent posthumes, d’autres avec un talent simplement insolent. À 35 ans à peine, Clément Cogitore est déjà à la tête d’un fascinant corpus vidéo et photo, légitimement multi-récompensé -voir encore le récent et prestigieux Prix Marcel Duchamp- et travaillé en profondeur par la question du mystère. Une oeuvre expérimentale, parfois même très conceptuelle, à la croisée de l’art contemporain et du cinéma, et naviguant à vue entre la dimension profane et sacrée, la science et la foi, un goût très prononcé pour l’âpreté du réel et un appel toujours latent vers le fantastique. Cogitore: « Ce qui m’intéresse vraiment, ce sont les points de croisement entre ces dimensions-là, qui a priori s’opposent mais ont des objets communs. À savoir le monde visible, l’expérience humaine. Dans mes vidéos, je me suis souvent intéressé à des protocoles scientifiques ou militaires pour montrer qu’il y a toujours quelque chose qui résiste. Ce qui ne veut pas dire que c’est magique ou miraculeux, mais simplement que les hommes et les femmes n’en ont pas fini avec ces questions-là. Ces questions métaphysiques très simples, de vie et de mort, que le monde se pose depuis la nuit des temps et que tout ce que produit la communauté humaine comme forme de pensée n’a pas réussi à résoudre ou à épuiser. L’art, pour moi, est une manière de les prendre en charge. »
Dans la forêt
Trois ans après Ni le ciel ni la terre, premier long de fiction au confluent du trip existentiel et du film de guerre où la disparition soudaine de deux militaires ouvrait un abîme vertigineux d’interrogations, le réalisateur revient aujourd’hui avec un documentaire aux accents mythiques tourné au coeur de la nature sauvage et souveraine de la taïga sibérienne. Là, à 700 kilomètres du moindre village, il y détaille sa rencontre avec les Braguine, famille issue d’une communauté de vieux-croyants, une confession orthodoxe minoritaire russe persécutée dès le Moyen Âge par l’Église et l’État, dont elle a fui l’autorité en s’enfonçant dans la forêt. Récit épique d’une utopie autarcique? Oui, sauf que Cogitore découvre qu’une deuxième famille, les Kiline, vit de l’autre côté de la barrière érigée par le vieux Sacha. Braguine et Kiline refusent de se parler et se vouent une haine viscérale où se rejoue la trame d’un conflit ancestral. Tandis qu’un peu plus loin, sur une île, le terrain neutre d’enfants à la blondeur quasiment irréelle achève de dessiner l’un des grands enjeux de cet hallucinant docu: la géographie des rapports humains. « La géographie du film correspond à une espèce de dessin d’enfant. C’est quelque chose d’extrêmement simple et d’extrêmement archaïque. Quand je suis arrivé pour la première fois, j’avais juste les coordonnées GPS et le nom de Sacha. Le voyage a duré quatre jours durant lesquels nous étions constamment plongés dans le noir, les derniers 1.000 kilomètres devant être avalés en hélicoptère. J’ai grandi dans les vallées vosgiennes et j’avais en un sens envie de renouer avec cet imaginaire-là, de manière bien plus radicale évidemment. Avec cette question en filigrane: comment construit-on des mondes loin du monde? »
En l’occurrence: dans une liberté toute relative, infusée à la peur et la paranoïa. Dans Braguino, les Kiline sont d’ailleurs filmés dans un pur rapport d’altérité, sous forme de silhouettes et d’ombres… « Les Braguine nous ont accueillis, mais si on passait la barrière pour s’entretenir avec l’ennemi, c’était considéré comme un acte de trahison absolue. D’où cette idée de représenter l’antagoniste sous forme quasiment spectrale, sur laquelle se projettent les peurs et les maux de la communauté. Ce qui se joue là, c’est un conflit idéologique presque de western entre peuple indigène et colons, sauf qu’il s’agit de deux familles qui ont pour ainsi dire tout en commun sauf l’utilisation des ressources naturelles. Une famille ne chasse et ne prend que ce dont elle a besoin, l’autre, très proche de notre propre façon de faire, prend tout ce qu’il y a moyen de prendre et met en danger tout un écosystème. Ce n’est pas seulement une guerre de voisinage avec de la susceptibilité, des provocations, c’est aussi un conflit plus métaphysique qui a à voir avec la place de l’homme sur Terre. » Et le film de Clément Cogitore, déchirant récit des origines aux réminiscences de conte pour enfants pas sages et de tragédie antique, de chroniquer la fin programmée de l’innocence mais aussi d’un monde en soi, implantant la discorde au sein même de l’utopie tout en voyant les mâchoires de la civilisation se faire de plus en plus menaçantes. « En un sens, le combat est perdu d’avance et je pense que Sacha le sait, parce qu’il connaît le monde et que le monde est beaucoup trop petit. »
Film éminemment plastique qui déjoue les pièges du lyrisme et de l’élégie, Braguino et son montage dans le mouvement, qui rappelle souvent la grammaire du cinéma de fiction, doivent autant au goût de l’extrême d’un Werner Herzog qu’à celui de l’intime cher à Alain Cavalier, deux influences majeures revendiquées par Cogitore. Avec, en point d’orgue, le sentiment d’une véritable dramaturgie du réel. Comme dans cette médusante scène de chasse à l’ours se clôturant sur la tête décapitée de l’animal démembré qui tombe inopinément et roule à l’intérieur du cadre. « Ça, ce sont juste des purs cadeaux que t’offre le réel, oui. Au moment où ça se passe, tu sais instantanément que ça va être l’un des moments-clés du film. Tu as juste besoin d’être là et de l’accueillir. »
Braguino. Documentaire de Clément Cogitore. 50 minutes. ****
Sortie: 05/12 au cinéma Galeries à Bruxelles. Avant-première le 30/11 à 21 h en présence du réalisateur.
Expo Clément Cogitore: Pale Nights au même lieu du 30/11 au 20/01.
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