Avec Black Dog, Guan Hu livre le magistral récit d’un compagnonnage entre un homme et un chien dans les décors majestueux du désert de Gobi. Une des perles ciné de la semaine.
Black Dog
Drame lyrique de Guan Hu. Avec Eddie Peng, Tong Liya, Jia Zhangke. 1h46.
La cote de Focus: 4,5/5
En mai 2024, un film chinois que personne n’avait vu venir faisait bruire la Croisette de superlatifs enthousiastes, avant de rafler le prix Un Certain Regard. Dans ses premières minutes, une meute de chiens sauvages traversant un désert sans lieu ni âge imprimaient les rétines des festivaliers stupéfaits. Inconnu au bataillon cinéphile, son cinéaste, Guan Hu, avait pourtant à son actif une petite dizaine de films, réalisés pour le compte de studios d’Etat chinois.
Black Dog opère une rupture incontestable, tant on imagine mal son propos convenir aux autorités chinoises. Le film dépeint l’errance aussi physique qu’existentielle de Lang, trentenaire tout juste sorti de prison de retour dans sa ville, une cité fantôme où des haut-parleurs crachent à longueur de journée des messages de prévention relatifs à l’organisation imminente des Jeux olympiques de Pékin. C’est le portait d’une Chine post-industrielle que dresse le film, où le maître-mot est l’abandon: de la classe ouvrière, de l’espoir d’un jour meilleur, des animaux errants dans la ville. Un monde à l’agonie, où chacun tente une dernière fois de jouer son rôle dans la grande comédie sociale.
Le rôle de Lang est celui du paria. Avant la prison, il a tué le neveu du chef de la mafia locale. Pour faire amende honorable, on lui propose (ou lui impose) d’intégrer la brigade antichiens errants de la ville. Récalcitrant, il laisse les animaux s’échapper en douce, surtout l’un d’entre eux, un grand lévrier noir dont il a déjà croisé la route. Entre les deux, un courant indescriptible passe. Ils vont traverser une nuit de tempête ensemble, avant d’entamer une quarantaine, soupçonnés d’avoir la rage. Cette relation se déploie au sein d’un décor spectaculaire. Il y a la ville déserte, dont les rues sont parsemées d’immeubles en attente de destruction. Il y a les maisons abandonnées qui accueillent les derniers habitants. Il y a un zoo, autrefois tenu par le père de Lang, aujourd’hui en déréliction, où les derniers animaux tournent en rond dans leur cage, attendant une évasion prochaine. Et puis, il y a le désert de Gobi, au nord de la ville, dont l’éblouissante lumière inonde le premier plan du film, cadre somptueux à l’aura symbolique. Un ailleurs peu à peu rattrapé par l’ancrage social de la ville et les destins de ses citoyens.

Au maximalisme des paysages, et à l’ampleur des plans, répond le minimalisme du récit, resserré sur Lang, héros mutique, jusqu’à ce que la nature, vibrante et éblouissante, vienne remettre de l’ordre dans le chaos des humains. Guan Hu livre une peinture sociétale épique de la Chine du début du XXIe siècle, en empruntant au film noir sa fatalité et ses personnages interlopes, au film social ses milieux post-industriels crépusculaires, au cinéma lyrique ses plans larges où l’homme prend la mesure de la nature, et au cinéma de l’absurde son humour à froid.
Aurore Engelen
Tardes de Soledad
Documentaire d’Albert Serra. 2h05.
La cote de Focus: 4,5/5
Dans la nuit, un taureau. Le souffle de la bête. Le reflet de la Lune sur son pelage. Le taureau nous regarde. Après ce prologue presque mystique, Tardes de Soledad nous plonge dans un réel hypnotique, au goût de sang et à l’odeur de mort. Dans l’arène de la corrida, un homme presque immobile défie un taureau. On entend sa concentration muette, les râles de la bête, les cris de haine du public.
C’est le spectacle de la mort qui s’impose aux yeux, ou plutôt de sa mise en scène sublime et grotesque. Albert Serra affirme ne pas juger, et on veut bien le croire, mais la répétition de la mise à mort, contrebalancée par l’obsession du rituel, et la cruauté de la foule, met en lumière l’éclat mortifère de la danse du toréro. Un geste de cinéma débarrassé de tout didactisme, qui fascine autant qu’il incommode.
A.E.
Traffic
Drame de Teodora Ana Mihai. Avec Anamaria Vartolomei, Ionut Nicolae, Rares Andrici. 1h58.
La cote de Focus: 2,5/5
Natalia et Ginel ont dû quitter la Roumanie pour travailler comme saisonniers aux Pays-Bas. Mais s’épuiser à trier les déchets ou ramasser des fraises ne suffit pas à gagner de quoi nourrir leur fille, d’autant que Nati comprend vite que sa situation de travailleuse déplacée et exploitée la rend particulièrement vulnérable aux yeux des hommes.
Acculé par les dettes, Ginel accepte de prendre part à un vol de tableaux. A partir de ce récit scénarisé par Cristian Mungiu, et inspiré d’une histoire vraie, Teodora Ana Mihai livre un film qui s’avère vite très didactique et très programmatique, et qui opte pour une frontalité dans le symbolisme qui finit par desservir le propos, pourtant passionnant, d’autant qu’il vient soulever des questions fondamentales sur la place que l’on laisse à l’humain au nom de la sacralisation de l’art.
A.E.
Le Mélange des genres
Comédie de Michel Leclerc. Avec Lea Drucker, Benjamin Lavernhe, Judith Chemla, Melha Bedia. 1h43.
La cote de Focus: 3,5/5
Simone est flic, tendance réac. Au fil des années, elle a intégré les codes du patriarcat pour se faire une place dans son métier, et tant pis pour le sexisme intériorisé qu’elle s’inflige. Paul, lui, est comédien, mais plutôt de ceux qui figurent à l’arrière-plan. ça lui laisse le temps de jouer les pères au foyer, et de poursuivre avec beaucoup de bonne volonté son entreprise de déconstruction, soucieux d’être un allié. Alors quand Simone l’accuse par commodité de l’avoir violée pour préserver sa couverture auprès du collectif de militantes féministes qu’elle a infiltré, Paul tombe des nues.
C’est compliqué, en fiction, de fragiliser la parole des victimes, alors Michel Leclerc prend bien soin de rappeler les chiffres, et de tacler bien bas les masculinistes. Cependant, il met avec une joyeuse insolence les pieds dans le plat de nos sociétés postMeToo, donnant à voir et entendre le point de vue lui-même en déconstruction d’un mâle blanc hétéro sur une révolution féminine, sans occulter la peur, l’inconfort et les questionnements qu’elle suscite chez lui. C’est parfois maladroit, mais oser se tromper, c’est aussi prendre part à une conversation que d’aucuns préfèrent ignorer ou contourner.
A.E.
The Accountant 2
Film d’action de Gavin O’Connor. Avec Ben Affleck, Jon Bernthal, Cynthia Addai-Robinson. 2h04.
La cote de Focus: 1,5/5
Avec son improbable histoire d’expert-comptable autiste jouant les tueurs à gages pour la mafia à ses heures perdues, on ne peut pas dire que le premier opus de The Accountant (Mr. Wolff en VF) ait marqué les esprits. Près de dix ans plus tard, le cinéaste Gavin O’Connor et son scénariste Bill Dubuque rempilent pourtant pour une suite, qui se révèle tout aussi dispensable.
Plutôt qu’offrir le spectacle d’action décomplexé attendu, ce second volet déroule laborieusement une enquête remplie de clichés et incohérente, dont le rythme est plombé par de nombreuses digressions comiques. Plus gênant encore: avec ses réflexes de combattant militaire et ses capacités mathématiques surhumaines, le personnage de Christian Wolff (Ben Affleck) ravive les pires stéréotypes sur l’autisme, un trouble pourtant trop rarement exploré par le cinéma grand public.
J.D.P.