Bertrand Bonello: « Je ne voulais pas créer de pont avec l’État islamique »
Dans Nocturama, Bertrand Bonello suit un groupe de jeunes d’horizons divers commettant des attentats simultanés dans Paris, transcendant le réel par la force de la fiction pour liver un film vertigineux…
Peu de films, sans doute, ont suscité autant de curiosité, d’attentes aussi, que Nocturama, le septième long métrage de Bertrand Bonello. Le réalisateur de Saint Laurent y met en scène un groupe de jeunes gens d’horizons divers, s’en prenant à différents lieux symboliques de Paris -place de la Bourse, ministère de l’Intérieur, statue de Jeanne d’Arc, siège d’une multinationale- en une série d’attentats simultanés. Le parallèle avec l’actualité semble criant, la réalité est toutefois plus complexe -après tout, ce sujet, le cinéaste parisien s’y attelait il y a six ans déjà, en marge de L’Apollonide. « La genèse, c’est un mélange de plusieurs choses, de plusieurs intuitions ou de désirs, commence-t-il, alors qu’on le retrouve dans les bureaux de Wild Bunch, dans le 9e arrondissement. Pendant L’Apollonide, l’un de ces désirs était de revenir au contemporain. Et en pensant contemporain, mon premier ressenti a été ce sentiment d’étouffement, cette vision d’explosions. C’était mon ressenti à ce moment-là, peut-être juste dû au fait de vivre à Paris, une ville avec un climat de tension permanente où que l’on aille, quand on va au café, qu’on ouvre un journal, qu’on prend le métro. En même temps, il y avait une envie un peu formelle de traiter ce climat non pas par un discours, mais par un film d’action. Et puis, la structure s’est mise en place, ces deux parties, extérieure et intérieure, cette mobilité et cette immobilité. Très vite, j’ai eu le film sur une feuille A4. »
Ce projet, Bonello le met toutefois en veilleuse le temps de réaliser Saint Laurent, avant de le reprendre en 2015. Au moment de la postproduction, les attentats de Charlie Hebdo, puis du Bataclan rattrapent un film qui avant de s’intituler
Nocturama, titre emprunté à un album de Nick Cave, s’appelait Paris est une fête, d’après le roman de Hemingway. « Le seul vrai changement qui est intervenu, c’est le titre. Paris est une fête est devenu un symbole post-13 novembre de rassemblement. Mes personnages et l’État islamique, ce sont des choses très éloignées. Je ne voulais pas créer de pont ou donner à penser que j’allais récupérer quelque chose. » Éviter le risque de l’amalgame, tentation qui ne résiste du reste pas à la vision du film, même si la résonance, elle, semble inévitable. De quoi douter de la pertinence du projet? « Une vérité, c’est que quand on veut faire un film contemporain un peu « politique », l’actualité est toujours plus rapide que vous. C’est la règle, et il faut donc, à un moment donné, quand on a son schéma de film, le mettre du côté de la fiction, ne plus douter de la fiction, et continuer son chemin. Je n’ai jamais douté de ma foi en la fiction. Après, évidemment, on doute toujours, et sur un film comme celui-ci, peut-être encore plus. Mais c’est un moteur, le doute. «
L’expression du refus
La contestation politique portée par de jeunes gens, Bertrand Bonello s’y était déjà frotté il y a une quinzaine d’années dans Le Pornographe, dont elle constituait l’un des motifs souterrains. « Si j’y reviens, c’est peut-être parce que je suis un enfant de 68 -je suis né en 1968- et que j’ai eu au-dessus de moi une génération qui était habitée par cela, alors que la mienne ne l’a plus été. Peut-être y a-t-il eu une sorte de manque. Après, dans la fin de mon adolescence, au début de la vingtaine, j’ai lu beaucoup de bouquins sur la contre-culture, quelques auteurs qui m’ont aussi structuré, de Debord à Pasolini… » Si la récurrence n’est nullement fortuite, l’expression du refus, elle, prend une forme différente, puisque là où les jeunes de l’an 2000 se retranchaient dans « le silence comme ultime contestation », leurs « petits frères » de 2016 optent pour un cri, en forme d’action symboliquement violente. « En quinze ans, le monde a beaucoup changé, et ma manière de proposer ce ressenti aussi. On a assisté à une montée en tension, en étouffement, dans cette dureté de climat. L’idée poétique que j’avais à l’époque ne suffit plus aujourd’hui. »
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Pour autant, le cinéaste refuse la posture du sociologue, comme celle de l’analyste politique, se gardant bien, par exemple, d’exposer les raisons conduisant ses personnages à agir. Et si, rencontrée au détour d’une scène du film, Adèle Haenel peut dire: « Cela devait arriver », lui n’y voit que constat lucide: « C’est aussi des dizaines d’années d’histoire française, il y aurait mille raisons pour dire qu’à un moment, quelque chose explose. Mais je n’ai pas envie d’en pointer une plutôt qu’une autre. Sinon, tout de suite, on veut expliquer quelque chose qui n’est pas forcément explicable. » Et de s’en tenir à un climat général, cet « air coupant » éprouvé dans les rues de Paris, porteur d’insurrection. Et cela, même si les cibles choisies par ces activistes n’ont bien sûr rien d’anodin, pas plus, d’ailleurs que le fait de les voir converger dans ce temple de la consommation que constitue un grand magasin.
Cet aréopage, le réalisateur de Tiresia l’a voulu hétérogène -une sorte d’utopie fédératrice-, mêlant par ailleurs acteurs et non-professionnels, affichant tous plus ou moins la vingtaine –« Dès que je rencontrais des gens un petit peu plus vieux, cela racontait autre chose, plus du côté du nihilisme. Mais à 20 ans, 18 ans ou 15 ans pour le plus jeune, il y a encore une espèce d’innocence, d’utopie, de possible, y compris de naïveté, qui me semblait être le bon moteur pour le film. » Lequel, à l’image de leur action coordonnée, se déploie comme une mécanique de haute précision, ballet oscillant entre une première partie, toute de circulation(s), et une seconde, orchestrant un (non)-mouvement quasi conceptuel, en un basculement du réel vers l’abstraction. Investissant le métro parisien, l’ouverture de Nocturama est, à cet égard, rien moins que soufflante, mosaïque de trajets imparablement déclinée sans qu’y soit échangée la moindre parole: « Je me suis souvenu de The Wire, où ils communiquent avec des photos et non avec des textos ou des téléphones pour se dire où ils sont, etc. Ces gamins voient des séries, dont ils reprennent les codes. Et cela me semblait intéressant qu’à partir du moment où, hors-champ, avant le film, ils ont établi leur plan, après, cela déroule, presque comme dans un film de Jean-Pierre Melville, où l’on ne parle plus, tout est dit avant. » Ne reculant pas devant la difficulté, Bertrand Bonello a opté pour un tournage en mode quasi documentaire, dans une vraie rame, avec des usagers lambda et non des figurants. « Les contraintes, c’est que quand vous faites une prise qui va de Franklin Roosevelt à Concorde, pour la refaire, il faut repartir au tout début de la ligne, pour être le premier dans la rame. Et on ne peut évidemment rien faire d’autre que recommencer quand un usager regarde la caméra. C’est chronophage, et un peu étouffant, mais en revanche, je trouve que cela donne une richesse au métro impossible à recréer, tant en termes d’atmosphère que de mouvement général. »
La fin d’une époque
La scène du grand magasin, quant à elle, a été tournée dans les murs de la Samaritaine. « C’est un décor extraordinaire, de par sa taille, son côté abstrait, mais en même temps très concret, avec la cuisine, la chambre… Cela fait longtemps que je tournais autour de cette idée, et quand on a pu la faire, avec un travail colossal de la décoratrice dans ces 6 000 m², tout d’un coup, on a tous les avantages du studio, avec ce que ça raconte du monde. » La transition opère magistralement, amenant aussi le film du côté de la fantasmagorie conceptuelle -« Il devient plus mental, mais ça vient aussi du fait que les personnages sont coupés de l’extérieur: ils n’ont plus de portable, ils ne veulent pas trop regarder la télévision, il n’y a pas de fenêtre. C’est un truc que j’avais déjà expérimenté sur L’Apollonide: quand on n’a pas de fenêtre, le réel ne vient plus. Au bout d’un moment, cela commence à fabriquer quelque chose de plus abstrait, et cette coupure du réel dans le récit me permet de créer des bifurcations, de faire venir l’affect et un peu le fantastique. » Au passage, l’attente y devient moteur paradoxal de tension. C’est aussi de cinéma de genre dont il est ici question, Bertrand Bonello revendiquant d’ailleurs l’héritage: « Mon intention, c’est d’exprimer mon ressenti via la fiction, voire le genre. C’est quelque chose qu’on a surtout vu dans le cinéma américain, qu’on y trouve encore un peu d’ailleurs. Quand j’étais ado, je regardais beaucoup de films de genre, des films d’horreur, etc. Quand je les ai revus et repensés, un peu plus vieux, je me suis aperçu que tous ces cinéastes mettaient leurs peurs et leur ressenti au sein d’une fiction de genre. Maintenant, le genre est plus devenu du divertissement, mais tous les films de Carpenter, par exemple, parlent beaucoup de la société américaine, ceux de Romero aussi, Cronenberg mettait ses propres peurs intimes pour faire des films, et c’est là que j’avais envie de me situer. »
Non sans que ne filtre par ailleurs un motif tout personnel celui-là, celui de la fin d’époque, qui ne cesse d’irriguer son cinéma: « Ce n’est pas quelque chose que je cherche, et souvent, c’est un journaliste qui m’y ramène, mais c’est vrai qu’il y a des motifs récurrents, qu’ils soient formels ou thématiques. Mes trois derniers films parlent de la fin d’une époque: L’Apollonide, de la fin du XIXe avant l’arrivée du XXe qui est un siècle de bouleversement total; Saint Laurent, de la fin des années 70 et du début des années 80, qui sont pour moi un tournant vraiment important, avec la montée en puissance de l’économie, du capitalisme, du libéralisme, l’augmentation de la fracture entre les gens, ce que montre pas mal Saint Laurent à sa manière, parce que c’est la fin de l’artisanat et le début de l’industrie; et celui-ci qui, même si on n’a pas le recul nécessaire, représente aussi la fin d’un cycle, de quelque chose, sans qu’on sache vraiment ce qu’on aura derrière. » Ou le monde en nocturama…
Le pornographe (2001)
Le Pornographe, c’est Jacques Laurent (Jean-Pierre Léaud, magnifique), réalisateur de films pornos fatigué, mais obligé de reprendre du service pour gagner sa vie, que le film suit dans ses délicates retrouvailles avec son fils, Joseph (Jérémie Renier). Auteur, trois ans plus tôt, de Quelque chose d’organique, Bertrand Bonello signe un second long métrage subtil, trouvant les accents d’une mélancolie paradoxale…
De la guerre(2008)
Un réalisateur en crise -Mathieu Amalric, en alter ego du cinéaste- part à la suite d’un inconnu dans un lieu retiré du monde, le Royaume, où une femme mystérieuse prône le plaisir permanent comme révélateur de soi. Pour son quatrième long métrage, Bonello met en scène une dérive incertaine chargée d’onirisme, pour gagner quelque horizon fantasmatique, signant un film aussi envoûtant que déroutant.
L’Apollonide(2011)
Avec L’Apollonide, Bertrand Bonello s’invite dans une maison close parisienne au tournant du XXe siècle. Soit le cadre d’un huis clos claustrophobe et sinueux où une époque jette ses derniers feux, pour un film dont la mise en scène virtuose instille un sentiment de langueur, compagne d’un voyage de L’Origine du monde, de Courbet, à la fin d’un monde, comme en écho diffus à notre temps. Brillant.
Saint Laurent(2014)
Aux chemins conventionnels du biopic, Bonello préfère ceux d’un voyage sensoriel et mental, s’insinuant dans l’esprit d’Yves Saint Laurent le temps d’une décennie tourmentée, de 1967 à 1976. Habité par Gaspard Ulliel, il y a là un portrait kaléidoscopique, au coeur d’un film élégant et racé qui, de l’exubérance des sixties à l’amertume des seventies, reproduit le motif mélancolique de la fin d’un monde…
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