Avec Emilia Pérez, Jacques Audiard livre son opéra narco-pop

Karla Sofía Gascón, héroïne d’Audiard. © DR

Jacques Audiard épate avec Emilia Pérez, opéra pop sur un baron de la drogue mexicain qui devient soudainement charitable après une transition de genre.

Oui, Jacques Audiard a réalisé d’excellents films dans des registres extrêmement différents. Le drame carcéral Un prophète, le poignant De rouilles et d’os avec Matthias Schoenaerts et Marion Cotillard, Dheepan, récompensé par une Palme d’or en 2015, ou le western Les Frères Sisters avec Joaquin Phoenix et Jake Gyllenhaal. Entre autres. Emilia Pérez (lire la critique ici) va un cran plus loin: une comédie musicale extravagante dans une langue, l’espagnol, que le réalisateur parisien de 72 ans ne maîtrise pas. L’histoire d’un impitoyable baron de la drogue mexicain qui se reconvertit avec l’aide d’une avocate à la fois hyper qualifiée et sous-estimée et qui, dans sa seconde vie sous les traits d’Emilia Pérez, ne peut résister au besoin de faire le bien autour de lui et de retrouver les milliers de personnes disparues au Mexique. Moitié télénovela, moitié narco-thriller, mais comédie musicale à part entière avec des numéros de chant et de danse sur la profession d’avocat, les changements de sexe et la criminalité des cartels. Osé. À la limite de la mégalomanie?

Emilia Pérez a enflammé en tout cas le Festival de Cannes. Cette comédie musicale déjantée et subversive a reçu le Prix du Jury et l’exceptionnelle actrice trans Karla Sofía Gascón et ses deux partenaires, les stars internationales Selena Gomez et Zoë Saldaña, ont remporté ensemble le prix de la meilleure actrice. « Et dire que je n’ai pas un grand penchant pour les comédies musicales, sourit le grand Jacques. J’aime beaucoup les comédies musicales de Bob Fosse et Jacques Demy, mais pour le reste, je ne suis pas à l’aise dans cette culture musicale. Les comédies musicales des années 30 de Busby Berkeley et même les grandes comédies musicales de l’après-guerre ne me plaisent pas trop.« 

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Commençons par la question qui brûle toutes les lèvres: d’où tirez-vous cette histoire?

Jacques Audiard: Dans le livre Écoute de Boris Razon, j’ai lu un chapitre sur un baron de la drogue mexicain qui veut changer de vie et de corps et effectue un parcours de transition. Ça a immédiatement suscité mon intérêt, tout simplement parce que c’est une idée que je n’aurais jamais, mais jamais, eue moi-même. Vous pouvez me mettre devant une feuille blanche pendant des années, je ne suis pas capables d’imaginer quelque chose comme ça. J’ai été surpris et mon intuition me disait qu’on pouvait facilement développer cette histoire de manière beaucoup plus large. Par exemple, en commençant par y associer la recherche des innombrables personnes disparues au Mexique.

Mais pourquoi en avez-vous fait une comédie musicale ?

Jacques Audiard: Au départ, j’ai envisagé Emilia Pérez comme un opéra. En 2019, mon premier texte était un livret d’opéra, soigneusement découpé en actes, avec des personnages archétypaux, d’immenses ellipses et de grands tableaux. Je suis mélomane, même si je ne sais pas jouer d’un instrument, et j’aime l’opéra sans être toutefois un grand connaisseur. Le désir d’opéra est apparu une première fois après mon deuxième film. Après Un héros très discret, sur une musique d’Alexandre Desplat, nous avons eu l’idée d’en faire un petit opéra, un peu dans la lignée du Carmen de Peter Brook ou de L’Opéra de quat’sous. On en retrouve d’ailleurs quelques traces dans Emilia Pérez.

Votre film enthousiasme et étonne. Mais le Mexique souffre réellement du pouvoir démesuré des cartels de la drogue, des enlèvements, des disparitions et des violences faites aux femmes. Comment vous êtes-vous positionné par rapport à cela?

Jacques Audiard: Le Mexique est une tragédie, même si les dernières élections ont amené une femme (la présidente Claudia Sheinbaum, NDLR) au pouvoir. Je lui souhaite de tout cœur bonne chance, mais ça reste un pays très complexe et difficile. Dix mille personnes disparaissent chaque année. La violence à l’égard des femmes est révoltante. Le soir des élections, il y a eu 20 meurtres de personnes qui se portaient candidates pour un poste. Ça me fait froid dans le dos. J’ai connu le Mexique il y a 30 ans. Le pays souffrait de la corruption et d’une certaine criminalité, mais il était -comment dire ça?- « exotique et touristique ». Aujourd’hui, il y a des régions où il ne faut surtout pas aller. Pourquoi cet accroissement de la violence et cette érosion de la démocratie? Je n’en reviens pas. Mais je ne suis qu’un Français. Que sais-je du Mexique?

Exactement.

Jacques Audiard: Ça a aussi un avantage. J’ai l’innocence des gens qui n’ont pas à vivre de l’intérieur la violence au Mexique et je peux donc imaginer quelque chose de complètement différent. Il existe déjà 150 000 documentaires et longs métrages sur la situation au Mexique, dont certains sont très bons. Je vous recommande vivement Noche de fuego, par exemple. Des films qui sortent vraiment du lot. En tant que Français qui n’y connaît rien, je prends la liberté artistique d’en faire un opéra. J’ai failli dire « comme Mozart adapte Don Juan » mais laissez-moi ma modestie et oubliez cette comparaison. Ma conclusion est plus importante: s’il s’agit d’une tragédie, alors qu’on chante et qu’on danse! J’ai visité de nombreux endroits au Mexique, mais la réalité y était trop « forte » pour le film. J’ai rapatrié l’ensemble de la production dans des studios à Paris pour garder la distance nécessaire. C’est ainsi que j’ai renoué avec l’ADN du projet: un opéra. Il faut interpréter le caractère excessif du film comme celui d’un opéra.

Dans beaucoup de vos films, vous interrogez la violence qui est dans l’homme et dont il ne peut se libérer. Emilia Pérez apporte une solution : transformer les hommes en en femmes.

Jacques Audiard: La violence du père, la violence des ancêtres, comment et est-il seulement possible de s’en débarrasser: cela forme un thème récurrent dans mes films -même si je trouve ça toujours un peu gênant de parler de « mes » films, de « mon » cinéma ou, pire, de « mon » œuvre. Mon premier film s’intitule d’ailleurs Regarde les hommes tomber. De ce point de vue, Emilia Pérez est une synthèse. Emilia bascule du masculin au féminin. Dans un seul film, j’intègre tout le thème (rires). Mais j’ajouterais un autre sujet, qui est aussi apparu dans mes films précédents: la seconde vie. Vous vivez votre vie, je vis la mienne. Combien cette vie nous coûte-t-elle? Et que se passe-t-il si nous changeons cette vie au nom de l’ambition, de désirs profonds ou autre chose? Quels sacrifices cette seconde vie exige-t-elle? Le prix à payer est-il exorbitant? Emilia Pérez change de vie. Elle devient une femme transgenre. Elle pense sincèrement qu’elle a une chance d’accéder à ce que les chrétiens appellent le Salut. Mais le monde ne change pas d’un coup de baguette magique. Elle a peut-être changé, mais le monde pas. Elle veut se racheter, mais elle est rattrapée par le monde.

Dans le contexte des débats sur le genre et la représentation, pensiez-vous qu’il était important qu’un personnage transgenre soit joué par une actrice transgenre?

Jacques Audiard: Je ne vois pas d’alternative. Le personnage est une femme trans. Ça n’avait pas de sens pour moi que le personnage soit d’abord interprété par un homme puis par une femme. Je voulais l’expérience d’une actrice transgenre. Même la forme du film devait revisiter l’idée d’une transition en passant elle-même par différents genres: la telenovela, le narco-thriller, le drame bourgeois…

Karla Sofía Gascón, héroïne d’Audiard. © DR

Comment avez-vous choisi Karla Sofía Gascón?

Jacques Audiard: La recherche d’une actrice qui convenait pour ce personnage a pris beaucoup de temps. J’ai vu beaucoup d’actrices trans au Mexique, des professionnelles et des amatrices. Mais ça ne marchait pas, aucune ne parvenait à me convaincre. La raison principale, c’était qu’elles avaient trop honte de leur transition et que ça perturbait leur jeu, ça les empêchait d’aller jusqu’au bout. Elles avaient toutes entre 25 et 30 ans. Je sentais que quelque chose n’allait pas. Un jour, sur base de photos, je suis tombé sur l’Espagnole Karla Sofía Gascón et ça a été une révélation. J’ai immédiatement su que j’avais trouvé mon Emilia Pérez. Et j’ai compris en même temps que je m’étais lourdement trompé sur l’âge du personnage. L’histoire demande des personnages solides qui ont 45-50 ans et qui ont une expérience de la vie, pas des jeunes de 25-30 ans.

Le Festival de Cannes a décidé de décerner le prix de la meilleure actrice à toutes vos actrices. Pourquoi avoir associé Karla Sofía Gascón aux célèbres Selena Gomez et Zoë Saldaña?

Pour des raisons techniques, il me fallait des actrices qui sachent chanter et danser. Il me semblait également évident qu’il fallait entourer Karla Sofía Gascón, inconnue au bataillon, de deux actrices plus célèbres. Je ne connaissais pas très bien Zoë Saldaña, mais à Los Angeles, les agents me disaient qu’elle était faite pour le rôle. Nous avons fait un Zoom. Je l’ai trouvée formidable. Fin de l’histoire. Elle peut jouer, chanter et danser de manière fantastique, mais elle a aussi apporté un élément supplémentaire intéressant à Emilia Pérez. Elle est noire et c’est un marqueur social fort au Mexique. Concernant Selena Gomez, je l’avais beaucoup appréciée dans Spring Breakers et dans A Rainy Day in New York de Woody Allen. Je l’ai rencontrée à New York et je l’ai trouvée si extraordinaire qu’au bout de dix minutes, je lui ai dit que je l’embauchais. Mais elle ne m’a pas cru. Je l’ai vue penser: « Putain de réalisateur français » (rires). J’avais également supposé, d’après son nom, qu’elle parlait espagnol, mais elle ne parle pas un mot d’espagnol. C’était parfois problématique, parfois amusant.

Vous-même, vous ne parlez pas espagnol et pourtant vous réalisez une comédie musicale en espagnol. Comment avez-vous communiqué avec les acteurs?

Jacques Audiard: Par télépathie (rires). Malheureusement, je ne parle que français. La bonne question est de savoir pourquoi je tourne si régulièrement le dos à ma langue maternelle. L’anglais dans Les Frères Sisters, le tamoul dans Dheepan, l’arabe et le corse dans Un prophète, le chinois dans Les Olympiades. J’ai alors bêtement un rapport musical au texte. J’écoute le texte comme j’écoute de la musique. Je suis un lecteur assidu et en français je m’intéresse au moindre détail: un accent, une césure, une virgule, une inflexion, une tonalité. Dans une langue étrangère, je ne bute pas sur ces détails, j’ai une vision plus générale et en même temps plus précise du jeu de l’acteur. Ça marche à merveille. Et puis, l’espagnol est une langue qui se prête magnifiquement bien au chant.

Jacques Audiard sur la Croisette en mai dernier lors du Festival de Cannes. © Dominique Charriau / WireImage

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