Ava DuVernay: « On ne peut pas comprendre complètement la race tant qu’on n’a pas compris les systèmes de castes »
Avec Origin, la réalisatrice de Selma et When They See Us Ava DuVernay se lance dans la vulgarisation d’une thèse audacieuse: pour comprendre l’Amérique, il ne faut pas seulement se pencher sur la couleur de peau ou le racisme institutionnel, mais savoir ce qu’est un système de castes.
Il y a beaucoup à dire sur Ava DuVernay. Que son film Selma, consacré à Martin Luther King, a été nominé aux Oscars. Que Disney lui a accordé -une première pour une femme noire- un budget de plus de 100 millions de dollars pour A Wrinkle in Time. Que son meilleur film, le documentaire Netflix 13th, a radiographié l’atroce industrie carcérale américaine. Mais ce qu’on ne peut pas dire, c’est qu’elle aime se faciliter la tâche. Elle est trop passionnée et engagée pour ça. On en prend pour preuve son projet qui suit When They See US, son intense série Netflix sur la descente aux enfers de cinq adolescents noirs condamnés à tort pour un viol violent à Central Park.
Origin (lire la critique ici) est une adaptation de Caste: The Origins of Our Discontents, épais ouvrage de la journaliste et lauréate du Prix Pulitzer Isabel Wilkerson. On pourrait dire que ce n’était pas si risqué d’adapter un livre, sorti à l’été 2020, qui s’est vendu à 1,5 million d’exemplaires après avoir été recommandé par Oprah Winfrey et Barack Obama et après la tempête Black Lives Matter qui s’est déclenchée à travers le monde après la mort de George Floyd. On peut le penser, jusqu’à ce qu’on lise le livre en question.
Caste: The Origins of Our Discontents est un livre de non-fiction qui établit des liens entre l’oppression des Noirs américains, la persécution des Juifs dans l’Allemagne nazie et le système des castes en Inde. L’idée centrale est que le racisme, trop souvent conçu comme une caractéristique individuelle, ne suffit pas à expliquer la situation aux États-Unis. Il faut aussi aborder les castes et leur système: la tendance à dominer les autres et à organiser et structurer cette soumission. Les Dalits en Inde sont sans doute les victimes les plus connues du système de castes. Isabel Wilkerson établit un parallèle avec les Juifs déshumanisés par les nazis et les Afro-Américains qui, après l’esclavage, ont été discriminés et isolés par les lois Jim Crow.
Netflix n’a pas cru qu’Ava DuVernay réussirait à transposer ce livre dans un film et s’est retiré du projet. Aucun des grands studios n’a souhaité la soutenir. La réalisatrice n’a pas baissé les bras et Origin a été nominé pour le Lion d’Or à la Mostra de Venise. « Parfois, il faut persévérer« , dit-elle avec un sourire. J’ai entendu sans cesse des gens me dire : « Ne te lance pas là-dedans », « Comment vas-tu t’y prendre? » et « Ça ne marchera jamais ». Je suis fière de ne pas avoir capitulé.«
Pourquoi avez-vous persévéré? À quel point le livre d’Isabel Wilkerson a-t-il changé votre vision du monde?
Ava DuVernay: Je n’ai pas eu besoin de son livre pour avoir une vision du monde, mais cet ouvrage a élargi ma compréhension des choses et m’a renversée. Je suis quelqu’un qui réfléchit beaucoup à l’identité, au racisme et à l’Amérique, et pourtant je n’avais jamais vu dans la caste un concept contemporain, personnel et utile. Pour moi, la caste faisait référence au système hiérarchique avec lequel l’Inde continue de se débattre, et rien d’autre. C’est peut-être naïf, mais c’est parce que la caste n’est vraiment pas enseignée en Amérique comme une sous-section de notre histoire. Alors qu’elle explique une part énorme de l’Histoire américaine. À cet égard, le livre de Wilkerson a été une révélation. Caste m’a énormément aidée à ordonner mes pensées sur l’identité, la race, l’Amérique.
Dans votre film, Isabel Wilkerson affirme que l’on ne va pas assez loin si on regarde uniquement les choses à travers le prisme du racisme. Quelle est votre position à ce sujet?
Ava DuVernay: Isabel Wilkerson est une femme noire d’Amérique, je suis une femme noire d’Amérique. Nous sommes conditionnées à nous voir de cette manière: en tant que Noires, en tant que femmes, en tant que femmes noires. Nous nous voyons à travers ces lunettes. Le livre nous invite à déconstruire cela. À regarder au-delà de la race, de la couleur de peau et du racisme. Car ça va beaucoup plus loin. On ne peut pas comprendre complètement la race tant qu’on n’a pas compris les castes et les systèmes de castes. Racisme, islamophobie, homophobie, antisémitisme, âgisme, validisme: tous ces mots en « -ismes » sont liés par un fondement hiérarchique sous-jacent: la caste. Sur la base d’une différence presque arbitraire, un groupe est opprimé et considéré comme inférieur.
La caste est une façon massive, monumentale de se penser et de penser sa place dans le monde. Au-delà du racisme. Vous et moi sommes d’apparences très différentes. On pourrait dire que nous sommes opposés: homme-femme, Noire-Blanc, Européen-Américaine. Mais cette opposition prend une autre forme si on y inclut la caste. Ce n’est pas la couleur de la peau qui vous distingue de moi, c’est la caste qui nous fait nous sentir différents et qui fait que la société porte un regard différent sur vous et sur moi. En étant conscients de ce mécanisme, en voyant les choses sous cet angle, nous pouvons nous voir à nouveau pour ce que nous sommes vraiment: des êtres humains, tout simplement. Et nous pouvons alors nous sentir à nouveau connectés, alignés.
Votre film se concentre principalement sur la rédaction du livre. Isabel Wilkerson organise ses pensées, fait des recherches historiques et rassemble les pièces du puzzle tout en traversant une période très difficile, marquée par plusieurs décès parmi ses proches. Avez-vous cherché les émotions pour tenter de faire connaître à un public plus large ces idées peu connues sur les castes?
Ava DuVernay: Absolument. C’est un livre magnifique, très riche. C’est presque une thèse anthropologique. Tout le monde n’aura pas envie de se lancer dans sa lecture. Il m’a donc semblé judicieux de présenter certaines des idées fondamentales à un public plus large par le biais d’un film. En tant que spectateur, vous n’êtes pas obligé d’être d’accord avec toutes ses idées et ses propositions, mais j’espère que le film suscitera la réflexion. Comment nous regardons-nous les uns les autres? Comment nous traitons-nous les uns les autres? Quelles sont les hiérarchies qui existent?
L’empathie est l’ennemi du système de castes et votre film est une machine à créer de l’empathie.
Ava DuVernay: Tout à fait. Le cinéma humanise. J’ai grandi à Compton, en Californie. On m’a dit je ne sais combien de fois: « Tu viens vraiment de Compton? On ne dirait pas. » Je réponds presque toujours la même chose: comment pouvez-vous savoir à quoi ressemblent les gens de Compton, vous n’y êtes jamais allé. Dans les films et la musique, la communauté de Compton est souvent présentée de manière très discutable. Mais le cinéma est en effet un moyen de se détacher de la couleur, de l’époque, du lieu, de la culture ou du sexe. Je me souviens d’avoir découvert très jeune le cinéma iranien, coréen et européen et j’en ai été émerveillée. Au collège, on m’a montré Ponette (de Jacques Doillon, en 1996 NDLR), un film français sur une petite fille française blanche de 4 ans qui pleure la mort de sa mère. Ponette ne pouvait pas être plus éloignée de moi et pourtant je pleurais pour elle, je voulais l’aider, je la comprenais.
Jusqu’à présent, vous avez mené des projets très divers: un documentaire choc, un candidat aux Oscars, de la science-fiction à grand budget, une minisérie pour Netflix. Qu’est-ce qui relie tout ça?
Ava DuVernay: Même si je ne l’ai pas fait exprès et que je ne le constate moi-même que rétrospectivement, je vois un lien. Chacun à ses manière, tous ces films parlent de la façon dont les gens se comportent envers les autres, et particulièrement ces moments où ces comportements sont injustes ou néfastes. J’explore la manière dont les personnages traversent ces moments difficiles.
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