Anora, une Palme d’or dédiée aux travailleurs du sexe: “Je n’aime pas les films moralisateurs”
Au dernier festival de Cannes, Sean Baker a décroché la Palme d’or pour Anora. Une palme qu’il a dédiée à tous les travailleurs du sexe.
C’est à nouveau un réalisateur américain qui a remporté la Palme d’or. La dernière fois, c’était il y a treize ans. Le successeur du légendaire Terrence Malick, qui avait mis à genoux le Festival de Cannes 2011 avec Tree of Life, n’est ni Greta Gerwig, ni James Gray, ni Wes Anderson, ni Paul Thomas Anderson, mais le cinéaste indépendant Sean Baker. Moins connu, mais pas moins méritant pour autant.
Dans des films visuellement ingénieux et colorés qui refusent de sombrer dans le misérabilisme, Sean Baker défend depuis des années la cause de ceux qui se trouvent tout en bas de l’échelle sociale aux États-Unis. Ainsi, l’excellent The Florida Project (2017) prenait pour héroïne une mère célibataire vivotant avec sa fille dans un motel minable à deux pas de Disney World. Tangerine (2015), tourné à l’iPhone 5s, suivait une personne trans qui se prostitue. Et Prince of Broadway (2008) plongeait dans le monde de la prostitution et des migrants.
Dans le tragi-comique Anora, la rencontre entre une strip-teaseuse de Brooklyn et le fils exalté d’un oligarque russe fait des étincelles. Ca commence comme un conte de fées romantique, ça se transforme en film de poursuite énergique et sombre et ça se termine dans des tonalités réalistes et poignantes. Au Festival de Cannes, le jury présidé par Greta Gerwig, la réalisatrice de Barbie, est tombé sous le charme et a décerné la Palme d’or à Anora. Sean Baker l’a immédiatement dédiée à tous les travailleurs du sexe d’hier, d’aujourd’hui et de demain. « C’était une question de respect, explique le réalisateur a posteriori. Cinq de mes huit films sont consacrés à ce sujet. Cette palme m’offrait une plateforme. Il m’a semblé tout à fait approprié de leur dédier cette victoire. Sans leurs histoires, sans leurs voix, je n’aurais jamais pu réaliser ces cinq films. Sans eux, je n’aurais pas remporté cette Palme d’or. »
Dans la plupart des pays, le sexe tarifé est illégal et les travailleurs du sexe sont mal considérés. Un film comme Anora peut-il faire évoluer les mentalités?
Un seul film ne peut pas changer grand-chose. Mais je crois que certains films peuvent constituer des petits pas sur le chemin du changement. Je pense que mes films sont des petits pas pour contrer la stigmatisation injuste des travailleurs du sexe. Je n’aime pas les films moralisateurs. Je veux susciter la discussion plutôt qu’imposer une vision. Mais lors des rencontres ou des interviews, j’aime être plus direct. Je suis convaincu qu’il faut décriminaliser le travail du sexe. Il y aura toujours une demande, et des lois strictes ne font que rendre les choses inutilement difficiles et dangereuses pour les travailleurs de ce secteur. Mais le vent est peut-être en train de tourner. Il est en tout cas encourageant de constater que même les spectateurs plus âgés et conservateurs n’ont aucun problème à éprouver de l’empathie pour le personnage principal d’Anora.
Avez-vous reçu des commentaires de Greta Gerwig ou d’autres membres du jury qui vous ont octroyé la Palme d’or?
Je suis vraiment heureux que des confrères aussi réputés aient récompensé mon film. Ils ont changé ma vie. Je leur dois tout. Le soir même ou plus tard, j’ai pu discuter avec presque tout le monde, sauf Greta Gerwig. En ce moment, elle est bien trop occupée par son reboot de Narnia. C’est dommage, car j’ai beaucoup d’estime pour elle: avec Barbie, elle a fait revivre les salles de cinéma. J’ai dîné avec Juan Antonio Bayona, qui a réalisé l’un des meilleurs films de 2023 avec Society of Snow. Mais c’est de Hirokazu Kore-eda (le réalisateur japonais lui aussi récompensé par une Palme d’or, pour Shoplifters, en 2018, NDLR) que je me sens le plus proche. Je pense que nous faisons le même type de films. C’est un grand modèle pour moi. Quand il s’agit de travailler avec des enfants, il est incroyable. J’avais étudié son travail de manière intensive pour préparer The Florida Project.
Vous avez un faible pour les personnages en marge de la société américaine. Mais cette fois, le film se déroule en partie dans le milieu des ultra-riches.
L’intrigue du film est assez simple. J’aurais pu entrer dans un bureau hollywoodien pour pitcher Anora en une phrase: une jeune prostituée épouse le fils d’un oligarque russe. C’est quand même intrigant et original. Du moins en termes de valeur de divertissement. Mais bien sûr, le film ne se limite pas à ça. Il y a plusieurs manières de parler des personnes en difficulté. Dans mes films précédents, l’accent était entièrement placé sur eux. Mais vous pouvez aussi faire valoir votre point de vue en montrant l’énorme contraste entre le monde de ceux qui doivent se débrouiller pour survivre et le monde de ceux qui ont tout ce qu’il faut pour y arriver. Anora montre le choc de deux classes opposées.
Lancez-vous en même temps un avertissement par rapport à une fascination malsaine pour l’argent et le luxe?
Je me concentre généralement sur des personnages issus de sous-cultures ou de microcosmes auxquels les téléspectateurs ont peu de chances de s’identifier. Comme les travailleurs du sexe. Mais j’essaie aussi d’aborder des thèmes universels. J’explore la nouvelle version du rêve américain. Qui, malheureusement, est très lié à l’argent et à la prospérité matérielle. Quand vous demandez aux gens quels sont leurs rêves, ils vous parlent de gagner au lotto, de rencontrer un partenaire qui a beaucoup d’argent ou de choses matérielles comme une voiture de luxe. Il y a quelque chose de triste là-dedans.
Vous avez engagé des acteurs russes pour jouer une partie des personnages. N’est-ce pas un point sensible depuis que la Russie a envahi l’Ukraine?
C’est une période particulièrement dramatique et toutes les personnes impliquées dans Anora souhaitent que la guerre se termine au plus vite. Mais Anora a été lancé il y a quinze ans et le film se déroule avant l’invasion. Anora n’a aucun lien avec la guerre, c’est l’histoire d’une jeune travailleuse du sexe. Je peux comprendre que l’implication de personnages russes mette certaines personnes mal à l’aise. Mais en fin de compte, je travaille avec des artistes. Je ne vais pas les considérer comme responsables des actions de leur gouvernement. Sur le plateau, Américains, Russes et Ukrainiens ont travaillé main dans la main. C’est positif, pas négatif.
La première moitié d’Anora ressemble au film culte Pretty Woman, avec Julia Roberts et Richard Gere. Ce genre de comparaison a-t-il tendance à vous irriter?
Je n’ai aucun problème avec cette comparaison, car il s’agit d’un film emblématique. Je m’en réjouis plutôt parce que ça peut potentiellement aider Anora à toucher un public plus large. Je ne m’étais pas rendu compte des parallèles jusqu’à ce que quelqu’un me les fasse remarquer pendant la première semaine de tournage. J’ai soudain réalisé que la première heure pouvait être considérée comme une relecture de Pretty Woman. Ca ne m’a pas dérangé le moins du monde, car la première heure était censée se rapprocher de la comédie romantique hollywoodienne. Par contre, les comparaisons avec des films plus contemporains me dérangent. Je n’ai rien contre ces films, mais je ne m’en inspire pas. Il faut une plus grande distance temporelle pour qu’un film ait un impact sur mon travail. Pour Anora, j’ai surtout été inspiré par le cinéma des années 70, beaucoup de films de Jonathan Demme mais aussi Coming to America d’Eddie Murphy.
Ce qui fait aussi la différence avec Pretty Woman, c’est le nombre élevé de “Fuck!”. Les avez-vous comptés?
Non. J’ai battu le record de Scarface il y a des années avec Prince of Broadway. Mais bonne idée, je vais les compter!
Vous êtes également très généreux avec la nudité féminine…
C’est parce que mon personnage principal est une femme et une prostituée. Comme toujours, j’ai beaucoup appris des consultants. La plus importante a été Andrea Werhun, qui a relaté son expérience de strip-teaseuse et d’escort dans le livre Modern Whore: A Memoir. Elle m’a beaucoup aidé en relisant le scénario et en précisant ce qui était exact et ce qui ne l’était pas. Elle a également ajouté de nombreux détails comme l’argot utilisé aujourd’hui ou la musique sur laquelle se pratique le strip-tease.
Vous sentez-vous obligé de vous défendre par rapport à ce film?
Le travail que certains doivent accepter pour survivre joue un rôle important dans tous mes films. Take Out raconte l’histoire d’un chauffeur-livreur qui travaille pour un restaurant chinois. Prince of Broadway parle d’un escroc qui vend de la contrefaçon. Et chaque fois, je montre les rouages de ces métiers. Je trouve ça normal de faire la même chose dans le cas d’une prostituée. Je ne dois pas m’en délecter, je ne dois pas l’exploiter, mais je dois le montrer au spectateur. Sinon, c’est du mensonge.
Mikey Madison est bien partie pour la course aux Oscars. Où avez-vous trouvé votre actrice principale?
Je fais moi-même le casting de tous mes films (dans la tradition du cinéma indépendant, Sean Baker fait tout lui-même: écriture, production, casting, montage, réalisation, NDLR). Par conséquent, j’ai toujours en tête une liste de personnes avec lesquelles j’aimerais travailler. Mikey Madison en faisait partie depuis que je l’ai vue capter toute la lumière dans les 15 dernières minutes de Once Upon a Time… in Hollywood de Quentin Tarantino. Avant Anora, je l’ai vue dans Scream. Avant le twist final, elle joue une jeune adulte avec un délicieux sens de l’humour et beaucoup de cran. Son intensité, et son cri impressionnant étaient parfaits pour le rôle principal d’Anora. J’ai suggéré à ma femme, Samantha Quan, qui est ma productrice, de contacter Madison le soir même. Nous l’avons rencontrée et elle s’est révélée très réservée, calme et un peu timide. Tout le contraire de ses personnages. En d’autres termes, ses interprétations sont de véritables performances. Ca m’a encore plus séduit. Elle a dépassé toutes nos attentes. Vous n’avez pas fini d’en entendre parler.
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