Titre - Aftersun
Genre - Drame
Réalisateur-trice - Charlotte Wells
Casting - Frankie Corio, Paul Mescal
Sortie - En salles
Durée - 1h42
Critique - Jean-François Pluijgers
Pour son premier long métrage, la cinéaste écossaise Charlotte Wells ausculte la relation entre une fille de 11 ans et son père dépressif dans une chronique sensible suspendue au fil du temps et de la mémoire.
Sélectionné à la Semaine de la Critique, Aftersun, le premier long métrage de Charlotte Wells, devait compter parmi les révélations du dernier festival de Cannes, les quelques centaines de privilégiés installés dans le palais Miramar pour la première du film partageant le sentiment grisant d’assister à la naissance d’une cinéaste. La réalisatrice écossaise y reconsidère, à 20 ans de distance et dans le vacuum de vacances estivales au soleil de la Turquie, la relation entre Sophie, une fille de 11 ans, et Calum, son jeune père dépressif. Un terrain sur lequel elle n’est sans doute pas la première à s’aventurer, mais auquel elle imprime un regard éminemment personnel, signant, tout en fragments sensibles, une chronique impressionniste suspendue au fil du temps, et dispensant une profonde mélancolie à la suite de son impeccable duo d’interprètes, Frankie Corio et Paul Mescal.
Coloration personnelle
Si elle a passé son enfance à Édimbourg avant d’emménager à Glasgow, où elle a vécu jusqu’à ses 18 ans, c’est à New York que Charlotte Wells a fait ses premières armes dans le cinéma. “Je voulais devenir productrice, et j’ai fait mes études dans le cadre du programme de double diplôme MBA/MFA à la New York University, explique-t-elle. Nous devions faire un court métrage de 10 minutes, qui m’a valu d’avoir les collaborations les plus satisfaisantes qui soient, j’ai énormément appris de mes condisciples. Si la production m’a permis de concilier plusieurs de mes centres d’intérêt, la réalisation m’a donné le sentiment d’avoir touché à cette chose singulière à laquelle j’avais toujours aspiré. Je me suis sentie très chanceuse de l’avoir trouvée.” Depuis, la jeune femme s’est épanouie dans l’un et l’autre domaine, produisant une petite dizaine de films et réalisant trois courts métrages, Tuesday, Laps et Blue Christmas, avant de passer au long à la faveur d’Aftersun. “Voilà un moment déjà que je pensais à une relation entre un jeune père et sa fille. Mes parents étaient très jeunes quand je suis née, ça m’a semblé un point de départ tout à fait naturel, et puis l’histoire a un peu évolué au fil de l’écriture. Si celle-ci s’est étirée sur cinq ans, la relation entre un père et sa fille est toujours restée au cœur du récit (elle était d’ailleurs déjà présente en creux dans le remarquable Tuesday, NDLR).”
Si le projet a mis quelques années à aboutir, c’est notamment parce que la réalisatrice avait besoin de temps pour lui donner sa coloration toute personnelle. Charlotte Wells raconte en effet être partie sur des bases narratives plus conventionnelles, avant de laisser ses propres souvenirs d’adolescence infuser le récit -soit la forme précise d’Aftersun, où le passé d’une jeune femme lui revient par bribes, capturées pour certaines par une minicaméra DV. “J’ai retrouvé une de ces cassettes où je joue aux échecs avec mon père, alors que je dois avoir 10 ans. L’image est coupée à hauteur du cou, on ne voit pas nos têtes, ce ne sont que nos corps et l’échiquier, pendant une heure sans paroles. C’est absurde, mais ça fait aussi la poésie de ce genre de vidéo. Je trouve ça fascinant: elles signifient tellement de choses lorsqu’on s’y replonge, tout en étant souvent très banales. Je voulais m’en servir, sans que ces scènes soient pour autant trop paresseuses…”
Moment de transition
Précaution de pure forme, Aftersun n’ayant du film de vacances que les apparences, pour s’en écarter tant par sa forme, ambitieuse, que par sa texture, poreuse aux émotions de l’une et de l’autre, la fille à la lisière de l’adolescence et ce père que semble devoir aspirer un fond dépressif. Face à Paul Mescal, bouleversant, Frankie Corio se montre stupéfiante de justesse. “Il nous a fallu six mois pour la trouver. Lucy Pardee, la directrice de casting, a prospecté dans les écoles, les clubs sportifs, et via Facebook et WhatsApp. Nous avons reçu 800 candidatures, avons regardé un grand nombre de vidéos et avons rencontré seize postulantes en personne. Frankie en faisait partie, et elle a vraiment réussi à me surprendre.” Et pour cause, la jeune fille faisant preuve d’une palette d’émotions et d’une aisance de jeu étonnantes du haut de ses 11 ans à peine à l’époque. Mais si le film fonctionne, c’est aussi en raison de la troublante alchimie l’unissant à son partenaire. Un lien noué pendant les deux semaines précédant le tournage: “Il fallait leur donner l’espace pour apprendre à se connaître et développer une relation familière avec toute l’intensité requise, ce qui n’est pas évident en si peu de temps. Pendant ces deux semaines, je restais les deux premières heures de la journée avec eux, avant de me mettre en quête de décors, tandis qu’ils passaient le reste du temps ensemble.”
De parties de billard en moments à la plage, le lien créé pendant ces quelques jours génère à l’écran une impression d’intimité familiale criante de naturel et de vérité. Et pas étrangère, en tout état de cause, à l’impact produit par Aftersun, ni au sentiment de mélancolie qu’il charrie généreusement. “Je suis très souvent habitée par la mélancolie, sourit la réalisatrice. C’est clair que j’éprouve de la nostalgie lorsque je pense au passé et que je l’envisage comme une sorte de moment de transition dans l’existence.” Un sentiment venu délicatement imprégner le film, capsule ultra-sensible convoquant des souvenirs épars en se détournant de la linéarité, comme pour mieux coller aux émotions en suspens de ses protagonistes. Un petit bijou de cinéma sensoriel dans lequel Charlotte Wells s’est aussi amusée à disséminer quelques “Easter Eggs”: le livre Poems, Stories and Writings, de la cinéaste et écrivain écossaise Margaret Tait par exemple, que l’on découvre aux côtés du manuel de tai-chi dont Calum suit les préceptes; un ouvrage placé là, dit-elle, en signe de reconnaissance pour une artiste pour qui elle éprouve admiration et respect.
Des inspirations, plus ou moins diffuses, elle en cite d’ailleurs d’autres: Andrea Arnold et Lynne Ramsay, par exemple. Ou encore, plus récemment, Terence Davies et Johanna Hogg: “La découverte de l’œuvre de Terence Davies a constitué une transformation pour moi, en termes de réflexion sur le cinéma, sur la musique et sur les images. Et j’apprécie énormément le travail de Johanna Hogg. J’ai vu The Souvenir: Part II pendant le tournage de mon film, et j’ai eu l’impression de me trouver en terrain familier, tant thématiquement que par le processus de tourner des films à l’école de cinéma en s’intégrant soi-même au film. Et puis, j’adore le travail de Chantal Akerman: le plan à 360 degrés qui clôture Aftersun a été directement inspiré de son court métrage La Chambre…” Des influences assumées, Aftersun s’en affranchissant pour apparaître comme une œuvre intensément personnelle.
Aftersun
Premier long métrage de la cinéaste écossaise Charlotte Wells, Aftersun avait enchanté la Semaine de la Critique cannoise en mai dernier, avant de cumuler le Prix de la Critique et le Grand Prix du Jury au festival de Deauville et de triompher aux British Independent Film Awards. Des lauriers nullement usurpés pour cette authentique pépite, une chronique ultra-sensible voyant une jeune femme reconsidérer, à 20 ans de distance, sa relation avec son père dépressif. Et le film de mettre le cap sur un resort turc quelconque, là où, à l’été de ses 11 ans, Sophie (Frankie Corio) passait quelques jours de vacances avec Calum (Paul Mescal), son “dad” séparé d’avec sa mère, séjour lui revenant en un flux de souvenirs épars: parties de billard, longues heures à la piscine, soirée karaoké, excursions ou instants précieux et fugaces capturés avec sa caméra DV. Un concentré de villégiature on ne peut plus banale s’il n’y avait eu, par-delà les moments de joie partagée et les désaccords vite oubliés, la tristesse sourde hantant son père derrière sa façade enjouée… Ces moments comme soustraits au temps et les questions continuant de les accompagner, Charlotte Wells les embrasse d’une caméra délicatement complice. Pour livrer un petit bijou de cinéma sensoriel, collection d’impressions dont l’onde s’insinue en profondeur, portée par un duo d’interprètes parfaits, lui, discrètement bouleversant, elle, toujours juste. Et bercée de cette mélancolie qui achève de faire de ce film rare une bulle de douceur et de trouble. À voir.
De Charlotte Wells. Avec Paul Mescal, Frankie Corio, Celia Rowlson-Hall. 1 h 42. Sortie: 01/02. 8Paul Mescal, la voie du gladiateur
La filmographie de Paul Mescal n’affichait qu’un épisode de Bump lorsque les producteurs de la minisérie Normal People, adaptée du roman de Sally Rooney, jetèrent leur dévolu sur l’acteur irlandais pour en camper l’un des deux rôles principaux aux côtés de Daisy Edgar-Jones. Petite cause, grands effets: Marianne et Connell crèvent l’écran, la carrière du jeune homme -il n’a alors pas même 25 ans- s’en trouvant bouleversée. “Normal People a complètement changé ma vie, apprécie-t-il, alors qu’on le rencontre au cœur de l’effervescence cannoise. Me voilà à Cannes avec deux films –Aftersun et God’s Creature, de Saela Davis et Anna Rose Holmer, présenté à la Quinzaine–, et je trouve juste ça complètement dingue, ça n’a pas de sens pour moi. Tout a commencé avec cette série, ce dont je suis infiniment reconnaissant. Mais si j’avais bien l’impression de participer à quelque chose de très puissant, personne de sain d’esprit n’aurait pu anticiper l’impact qu’elle a eu.” Un phénomène de société, pour ainsi dire.
Fils d’une policière et d’un instituteur, Mescal a grandi à Maynooth, dans le comté de Kildare, avant de poursuivre des études de lettres au Trinity College de Dublin -celui-là même où se retrouvent Marianne et Connell, les protagonistes de Normal People. Série depuis laquelle le comédien a fait du chemin: si les fans des Stones ont pu le voir torché et virevoltant dans la vidéo de Scarlet, c’est bientôt le cinéma qui lui a fait les yeux doux. Maggie Gyllenhaal l’a ainsi distribué en plagiste dans The Lost Daughter, avant que Charlotte Wells ne fasse appel à lui pour incarner Calum, le père dépressif d’Aftersun, tentant de donner le change pour mieux flirter avec l’abîme. “J’en suis tout de suite tombé amoureux. Je pense qu’il s’agit fondamentalement d’un bon père, mais il est confronté à la distorsion entre ses aspirations et la réalité. Ce dans quoi je me suis plongé: voilà un individu au charisme certain, capable d’autodérision ou de danser et de se taper la honte, mais ayant aussi une immense tristesse en lui. Et c’est quelqu’un avec un côté inattendu, susceptible de prendre une direction opposée à celle qu’on imaginait…” Multiples facettes dont Paul Mescal a fait son miel, donnant une consistance peu banale à ce personnage en équilibre précaire. Une composition qui, combinée à l’alchimie l’unissant à Frankie Corio -“Les dialogues étant peu nombreux, il fallait que cette relation semble inscrite dans leurs gênes. Nous avons passé deux semaines à travailler sur le cœur de leur lien émotionnel pour le rendre vrai”- et à la mise en scène inspirée de Charlotte Wells, contribue à faire d’Aftersun une perle mélancolique. La suite n’est pas moins prometteuse, qui l’annonce aux côtés de Saoirse Ronan dans le film de science-fiction Foe, de Garth Davis (Lion), puis dans l’adaptation contemporaine de Carmen que signe le chorégraphe Benjamin Millepied. Après quoi, on prête à Ridley Scott l’intention de lui confier le premier rôle de Gladiator 2 et donc la succession de Russell Crowe, pas moins. Paul Mescal, ou la voie du gladiateur…
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