Critique | Musique

Cesaria Evora – Miss Perfumado

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

WORLD | Pauvresse issue d’un chapelet d’îles venteuses perdues dans l’Atlantique, Cesaria Evora a déjà 51 ans lorsque sa saudade conquiert le monde via une bluffade de mamy blues.

Cesaria Evora, double CD Miss Perfumado-20th Anniversary Edition, distribué par Sony Music. *****

La mélancolie a cet avantage sur l’énergie qu’elle ne s’épuise pas. C’est l’impression sanguine de ce Miss Perfumado sorti en octobre 1992: rarement a-t-on rencontré une aussi belle tristesse vocale. Sauf peut-être dans les contreforts de la souffrance afro-américaine, pas un hasard si on cite Bessie Smith, voire Billie Holiday, pas forcément pour qualifier le timbre de Cesaria Evora mais pour en scanner l’intensité, luxure étourdissante surgie d’un spleen sans fond. Via une chanson scellée en tube planétaire (Sodade), cette femme qui n’est plus jeune et n’a jamais été belle trouve une troisième mi-temps de vie inespérée. Le Cap Vert ne s’affranchit du Portugal qu’en 1975 et Cesaria a longtemps chanté pour un repas chez les riches Blancs de la colonisation, dissimulant derrière un rideau cette femme aux pieds nus, issue des quartiers misérables de Mindelo. Fragile équilibre de l’humiliation qui chavire lorsque, lasse de tout mépris, Cesaria abandonne le chant pendant une décennie -jusqu’au mitan des années 80- et cède aux dépressions de l’alcool. Il faudra qu’un immigré capverdien en France, José da Silva, l’entende dans un restaurant de Lisbonne pour qu’une carrière naisse de ces mornas et coladeiras épaissies par les rythmes d’un pays sans visage.

Race de larynx

Avec la musique brésilienne, celle de Cesaria partage une insouciance trompeuse, le désespoir restant le meilleur moyen de danser jusqu’au bout de la nuit, habillé de pensées noires et de désirs avides. Sur un lit musical pimpant où le piano converse avec la cavaquinho, petite guitare à quatre cordes, la voix tutoie les anges sans se forcer. Comme chez Nina Simone, les bosses de la vie semblent avoir formaté une autre race de larynx où le chant déride sous abandon contagieux les fréquences de l’âme humaine. Et une sensualité de la même trempe, qui rappelle la vie de femme de Cesaria, mère à quatre reprises via autant d’hommes passants. Les mélodies sont juste étincelantes, tournant sur une tristesse qui groove, objectif pratiquement impossible en langue française ou anglaise. Sodade bien sûr mais aussi cette merveille d’Angola, relevée de clap hands et de choeurs café au lait, ou encore Morabeza, proto tango troquant les vieux costumes défroqués contre des promesses de lendemains mirifiques. L’album original -qui se vendra à plus de 300.000 exemplaires à sa sortie- est ici remastérisé et agrémenté d’un second disque bonus, soit 17 titres impeccables issus de diverses sources discographiques. Cesaria Evora est morte en décembre 2011: le coeur n’a pas tenu, pourtant, il habite toujours une musique qu’on ne peut décemment pas oublier.

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