David Linx

James Baldwin: héritage et universalité

Le 2 août 1924 naissait James Baldwin. Cent ans plus tard, son héritage reste important. Le jazzman belge David Linx a eu la chance de côtoyer l’auteur américain. Il nous offre ce témoignage exclusif.

À 12 ans, je suis tombé sur un livre de James Baldwin en flamand dans la bibliothèque de mon père, Elias Gistelinck, compositeur et fondateur du Jazz Middelheim. J’étais attiré par la pochette de papier glacé vert pomme qui le détachait des autres livres. J’ai lu Go Tell It on the Mountain d’une traite et j’étais accro. Après, je me suis précipité pour lire tous ses livres en anglais et, en quelques mois, j’ai senti ma vie basculer, comme si une mission s’était emparée de moi. Des années plus tard, je l’ai rencontré à Amsterdam après une de ses conférences et je l’ai accompagné pour sa prochaine intervention le même jour. Il m’a donné son numéro de téléphone à Saint-Paul-de-Vence. Je passais déjà beaucoup de temps chez Kenny Clarke, à Paris, qui faisait entrer James Baldwin, mineur à l’époque, dans les clubs de jazz à Harlem. Avec mon parrain Nathan Davis, les liens étaient donc multiples, ce qui ne manquaient pas de fasciner James Baldwin.

David Linx et James Baldwin – © David Linx

Un an plus tard, je l’ai appelé en disant que je débarquais le lendemain. Je ne sais pas s’il se rappelait vraiment de moi mais j’ai pris le train de nuit depuis Bruxelles jusque Nice, puis le bus pour Saint-Paul-de-Vence. Une fois arrivé au village, j’ai cherché la maison pendant une demi-heure en me trompant à plusieurs reprises. Je suis arrivé essoufflé, en sueur, avec une grosse valise, juste à temps pour le déjeuner. Tandis que Bernard Hassell, son assistant, essayait de me barrer l’entrée de la maison, j’entendis cette voix désormais légendaire dire: « Leave the boy alone and let him in« . Il m’a accueilli avec ce magnifique sourire « and we broke bread« . J’ai vécu mon arrivée chez Baldwin comme une réelle victoire et j’ai senti mon cœur s’emballer et ma route se tracer. J’avais ma chambre et j’ai pris d’emblée mes quartiers jusque longtemps après son décès. La maison, regrettée depuis, était un rendez-vous autour du Welcome Table avec des invité·es comme Miles Davis, Simone Signoret ou encore Harry Belafonte. L’influence de James Baldwin sur ma vie, sur le monde en général, est indescriptible. Je dirais même quasi prophétique. Perspicacité, amour, empathie, clairvoyance, discipline, constance, résilience et surtout « écoute ». Ce sont les mots qui me viennent quand je pense à lui.

Il m’a pris sous son aile et un soir, assez arrosé, sur la terrasse de sa pièce de travail, je lui ai demandé de faire un disque ensemble. Il a tout de suite dit oui. On a choisi les poèmes dès le lendemain et A Lover’s Question était dans les starting-blocks. Pierre Van Dormael avec qui je travaillais déjà à Bruxelles était évidemment de la partie. L’intemporalité de Baldwin vient d’une complète et constante disponibilité pour tout ce qui l’entoure, dans l’instant, dans l’endroit, pour que l’analyse et la critique souvent féroce qui s’ensuit soit toujours enrobée d’amour dans une zone d’espoir, constructive et permanente. D’ailleurs, sa phrase préférée était: « I wanna grow up, we all need to grow up« . Sa famille est vite devenue ma deuxième famille: sa mère Berdis, sa sœur Gloria, son frère David, les autres membres de la fratrie, neveux et nièces, dans la demeure familiale de la 71e rue ouest à Manhattan. Je dormais chez son frère David qui était responsable du club de jazz mythique Mikkell’s. Les « after » à l’appartement de la 97e rue ouest étaient épiques et j’ai pu y croiser des gens comme Sarah Vaughan, Roy Ayers et Billy Eckstine. La protection et l’amour que je ressentais est comme une des plus grandes déclarations d’amour de ma vie. Ils ont constitué ma colonne vertébrale artistique, philosophique et morale. Ce que je chante, j’écris ou compose est d’office une réflexion sur le monde et la place que j’y occupe. Je crois que l’école de pensée de Baldwin consiste en ça.

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Pour en revenir à l’héritage de Baldwin. Par discrétion et pour éviter toute récupération, j’ai souvent été silencieux par rapport à mon histoire puisque je suis fruit de pôles polémiques. À presque 60 ans, je me rends bien compte que cette place au milieu, entre noir et blanc, est unique mais solitaire et souvent traitée arbitrairement. Avoir été en grande partie élevé dans la culture afro-américaine dès mon jeune âge avec James Baldwin, Kenny Clarke et Nathan Davis m’a évité toute forme d’appropriation culturelle. Rien ne s’est fait dans la condescendance à mon égard. Pas du genre: « tu ne sais pas parce que tu es blanc ». Mais plutôt: « tu dois savoir ». Tous ont exigé, souvent en silence et avec amour, que je sois à la hauteur. On ne peut pas impunément adopter « que » ce qui nous convient chez « l’autre », nous fascine. En musique par exemple, on ne peut s’approprier la « vibe » gospellisante R’n’B à souhait ou la banale victimisation à tout-va, pour après finir avec la fameuse phrase: « Can’t we all just get along and move on?« .

Émotion morte, la culpabilité a longtemps été un parfait paravent, pour la gauche comme pour la droite d’ailleurs, une opportunité pour ne pas s’attaquer au vrai problème qui est celui des classes. Maintenir ce statu quo reste bénéfique pour beaucoup de gens. Ça rapporte de l’argent. Ça tient en place une illusion de supériorité: « It can make you feel good when you have a bad day« . En limitant le racisme à une attitude personnelle et non sociétale, on peut s’en extraire à la moindre confrontation avec autrui. Parler de racisme avec un blanc devient quasiment impossible car aujourd’hui la culpabilité ancestrale s’est vue muée en une glorification de l’autre, reptilienne et quasi hystérique, comme une monnaie d’échange entre adversaires. Le jazz, entre autres disciplines, n’en est pas épargné. L’héritage de James Baldwin consiste à constamment examiner, qu’on soit noir ou blanc, cette infection chronique pour ce qu’elle est et non pour ce qu’on voudrait qu’elle soit. On a épuisé les antibiotiques possibles sachant bien que l’infection ne se traite qu’en allant à la source, dans la lumière, avec joie, colère et amour, mais avant tout avec soi-même.

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