Caroline Lamarche
Foire du livre: le chagrin des écrivain.e.s belges
La culture belge s’exporte bien. Sauf la littérature francophone. A quelques exceptions près, nos écrivains n’ont pas la carte à Paris. La Foire du livre qui s’ouvre est l’occasion de découvrir des pépites méconnues comme François Emmanuel et Eva Kavian.
Angèle et Stromae triomphant aux Victoires de la Musique, Bouli Lanners et Virginie Efira sur le podium des César, le Parisien Pierre Niney – Yves Saint Laurent dans le film du même nom- revendiquant sa belgitude… Quel est le secret des Belges? Est-ce parce que “j’suis dans l’réel ils sont tous dans l’paraître”, comme le scande le rappeur Hamza, tête d’affiche avec Damso du rap dit “français”? Mais alors pourquoi aucun triomphe comparable du côté de la littérature francophone? Serait-ce parce qu’“il y a déjà trop d’auteurs français” et que “vous n’habitez pas à Paris” (le genre de réponses qu’on nous fait quand nous osons poser les bonnes questions)? Se rend-on compte là-bas qu’à 1 heure 20 de Thalys Tout est réel ici, pour citer le titre d’une pièce de Paul Willems, l’un de nos grands auteurs oubliés? C’est vrai aussi de la Flandre, avec qui nous partageons un imaginaire concret et poétique, enraciné et rêveur. Mais que les romanciers flamands fassent un tabac national et international là où leurs collègues francophones passent relativement inaperçus a de quoi laisser perplexe. La proximité de Paris, fief du Grand Écrivain, gomme-t-elle ces derniers jusque sur leur propre territoire? Plus décontractées, soutenues par des coproductions binationales et surtout moins dépendantes de siècles de Grande Littérature, les œuvres visuelles et musicales se jouent, elles, des frontières. Heureusement, voici que s’ouvre à Tour & Taxis la grande fête du Livre. À Paris ils disent “le Salon”, nous on dit “la Foire”, mais peu importe: la variété des propositions et le hasard des rencontres favoriseront sans nul doute la découverte de pépites.
François Emmanuel prend le parti des oiseaux menacés de disparition dans un roman initiatique à l’érudition discrète qui puise dans l’Histoire de l’ornithologie comme dans les eaux troubles du trafic des espèces protégées. Son attention de toujours aux figures féminines met en scène de fortes personnalités là où le protagoniste, Léo Vogel, s’efface, observe et se laisse introduire, par elles, dans des arcanes qui le dépassent. Si tout est réel ici et parfaitement documenté, tout est aussi métaphore, réflexion sur la langue, celle des oiseaux en voie d’effacement, autrement dit celle d’une biodiversité naturelle (et culturelle?) qui ne cesse de s’effondrer. L’écriture, d’une élégance virtuose, voyage entre la mélancolie, l’ironie et un sens affûté du détail. Aussi doué pour la narration que pour le dialogue, alternant les moments trépidants et les méditations pensives, l’auteur nous introduit peu à peu à ce fameux Cercle des oiseleurs où Léo Vogel finira par pénétrer en conjuguant l’ingénuité d’un exclu du sérail et l’endurance d’un héros de conte.
Avec L’Engravement, titre qui évoque l’échouage d’embarcations ou de baleines -ici d’adolescents abîmés par leur effondrement psychique et les traitements aux neuroleptiques-, Eva Kavian donne un livre grave (en effet) dont la beauté tient à l’oralité de la langue, économe par pudeur, précise par instinct de survie, émouvante par amour et par sidération. Qu’est-il arrivé à ton enfant? Qui a fait ça? Il est devenu qui? Le tutoiement, loin d’être intrusif, reflète les questions lancinantes qui surgissent dans la file étirée le long de l’allée menant vers l’institut psychiatrique. Frontalement mais délicatement, le “tu”, parfois le “vous”, s’adresse aux parents qui, aux heures de visite, vont vers ces échoués que sont devenus leurs enfants. Au fil du temps passé entre eux dans l’attente se dit l’histoire de l’un, de l’autre -ce jeune-ci, cette famille-là. Un chœur où chaque voix est convoquée avec empathie et fermeté, lucidité et compassion. Et celle qui leur parle -qui nous parle, qui se parle- est familière elle aussi du chagrin et de la patience. Elle sait. Elle dévoile. Elle résiste. Elle espère. Oui, tout est terriblement réel, ici. Et tout est littérature.
Le Cercle des oiseleurs, de François Emmanuel, éditions Les Impressions Nouvelles, 304 pages.
L’Engravement, d’Eva Kavian, éditions La Contre Allée, 192 Pages.
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