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Carte blanche à Célestin de Meeûs: épuisement d’une bourrasque méridionale aux portes closes d’un vieux château
Auteur d’un premier roman tout en tension, Mythologie du .12 (éditions du Sous-Sol), l’écrivain bruxellois Célestin de Meeûs brosse ici, en une phrase, le parcours d’une bourrasque venue du sud. À lire après avoir bien pris son souffle.
Un petit vent du sud en ce début novembre ensoleillé et pâle vint s’échouer ou s’enrouler autour de la bâche bleue qui recouvrait le tas de sable de ce chantier sans fin où il (ce petit vent du sud), ou plutôt elle (cette bourrasque), s’arrêta un instant avant de repartir doucement en direction du nord, descendant le canal en direction de l’embouchure, poussé (le vent) par une série de forces invisibles, voire incompréhensibles, créant ainsi de minuscules vaguelettes le long des quais au bord desquels roulaient passaient filaient des trottinettes vélos bagnoles et de nombreux piétons dont l’attention était braquée sur leur destination, tous autant qu’ils étaient, focalisés rivés à leurs écrans de téléphone et conjointement à la circulation, s’arrêtant aux feux rouges, repartant aux feux verts, évitant le passage d’un bus, in extremis, d’un tram ou d’une voiture lancée à fond de balle, essayant tous, essayant toutes de faire partie de ce chaos de façon naturelle, fluide, au beau milieu de ce vacarme totalitaire, puisqu’il (ce même vacarme, ce grand chaos) ne laissait aucune place à la pensée, à la contemplation, non, hormis deux ou trois petites choses d’ordre pratique, l’attention de chacun, l’objectif de chacune était, ni plus ni moins, d’arriver à bon port, de se sortir de ce dédale fait d’habitudes, de peur et de ressentiment, de sorte que pas une seule personne le long des quais ne vit ou ne sentit ce petit vent du sud frôler sa peau, réverbérer la lumière jaune sur les eaux brunes, lentes, légèrement écumeuses, non, personne ne sut, en cet instant, que ce vent-là, que cette brise arrivait en réalité en bout de course, ou presque, personne ne sut ou ne s’imagina la trajectoire de cette petite bourrasque exténuée, ce courant d’air méridional qui frôlait les peaux nues et dont la source se situait à des milliers de kilomètres, aux environs de Tiouilit, où une masse d’air océanique bouscula quelque chose, laquelle (la chose) bouscula à son tour une autre chose, et ainsi de suite, de façon mécanique, causale, jusqu’à ne plus former qu’une masse informe, indépendante, éthéréenne, mue par ses propres forces et volontés, avançant désormais en direction du nord et de Zouerate, puis de Crampel et de Tindouf, de Zag, Tata et Marrakech, arrachant des odeurs d’oranges et de bougainvillées entre Tanger et Gibraltar, où des embarcations tremblèrent et frissonnèrent dans un mélange de peur et de reconnaissance pour ces odeurs charriées, puis elle (cette bourrasque) continua vers Jaén, Teruel et Saragosse, Gérone et la frontière, chargée de sel, de sable, comme s’il (le vent), venait d’un monde infiniment lointain, chaud, fantomatique et fatigué, mais n’étant pas à bout de forces pourtant, du moins pas tout à fait, continuant évoluant encore sur un millier de kilomètres, ou plus ou moins, jusqu’au chantier sans fin et sa bâche bleue, où la bourrasque s’arrêta, ou sembla s’arrêter, avant de repartir plus faiblement, imperceptiblement, créant de minuscules remous, de minuscules vaguelettes dorées dans la lumière du soir, jaune, rose, comme vaporeuse et filandreuse, que personne ne remarqua, puisque personne, ou plutôt tout le monde, se débattait dans un chaos sans fin fait d’habitudes, de dépendances, d’écrans, d’assouvissement et de panique, assailli de fatigue, comme cette longue bourrasque méridionale qui commençait à expirer -puis expira lentement au bruit lointain d’une sirène devant les grilles fermées d’un vieux château.
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