Bryce Dessner : « The National s’est incarné aujourd’hui dans quelque chose de plus apaisé »

"Après avoir été une famille dysfonctionnelle, The National s’est incarné aujourd’hui dans quelque chose de plus apaisé." © JOSH GOLEMAN
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Alors que paraît l’impressionnant First Two Pages of Frankenstein, l’un des cinq membres de The National, Bryce Dessner, raconte comment la formation US, plus que jamais inspirée dans ses chansons noueuses, a bien failli exploser en plein vol.

Je ne peux pas continuer à parler/Je n’arrête pas de trembler/Je ne garde aucune trace de tout ce que je raconte/Tout est différent/Pourquoi est-ce que je continue à ressentir la même chose?/Est-ce que j’en demande trop?/Je ne peux pas entendre ce que tu me dis.” Le titre Once Upon a Poolside (traduction maison de l’anglais original) ouvre le neuvième album de The National, First Two Pages of Frankenstein. Son atmosphère ne fait aucun mystère de ses doutes ni de ses convulsions. Il parle de la fin possible du groupe avec un énorme spleen porté par la voix toujours formidablement étripée de Matt Berninger et un piano condamné aux échos de Bach et Satie. Sans oublier ces chœurs brumeux venus d’on ne sait où, comme des fantômes amicaux de passage. Une pièce de musique à la hauteur des onze chansons ultra sensibles de l’ensemble, qui laissent entendre autant la dépression que la renaissance.

Le contraste est en tout cas garanti avec cette journée de mi-mars où le soleil rayonne dans l’hôtel-boutique du centre d’Anvers où l’on rencontre Bryce Dessner, en compagnie de sa femme, une Française qui parle volontiers du petit village proche de Saint-Jean-de-Luz où la famille s’est installée en pleine campagne pyrénéenne depuis 2015, avec le fils de 6 ans, Octave, trilingue français, anglais et… basque. “J’ai longtemps vécu à New York, nous raconte Bryce Dessner, et outre la mentalité Trump, j’en ai eu assez de toute cette scène artistique obsédée par l’argent. Cette culture matérialiste m’a semblé au final épuisante.

Matt Berninger "qui ne lit pas la musique, qui ne joue d’aucun d’instrument, mais qui donne envie de l’écouter, d’entendre ce qu’il a à dire".
Matt Berninger « qui ne lit pas la musique, qui ne joue d’aucun d’instrument, mais qui donne envie de l’écouter, d’entendre ce qu’il a à dire ». © Graham MacIndoe

De passage à Anvers, le multi-instrumentiste de The National se produit à De Singel, dans un side-project personnel, dans lequel il embarque notamment les sœurs pianistes renommées Katia et Marielle Labèque, et qu’il présente en première mondiale dans la métropole portuaire. Complete Mountain Almanac (un premier album est paru fin janvier 2023, distribué en Belgique par PIAS) est une suite musicale qu’il a arrangée sur un cycle de chansons concoctées avec la Norvégienne Rebekka Karijord et sa propre sœur, la plasticienne et poète Jessica Dessner. Le projet traite entre autres du cancer du sein de cette dernière. Jessica a nourri Bryce et son jumeau Aaron au punk en invitant ses potes de passage à la maison à apprendre la batterie aux deux frangins. Les racines juives, polonaises et russes de cette famille de l’Ohio expliquent peut-être le sens des migrations éternelles, de Brooklyn, où naît The National vers 1999, au Pays basque, où Aaron, l’un des principaux compositeurs de The National, vient d’acheter une maison pas loin de celle de son frère. Une histoire intense de musique et de famille. “Oui, bien sûr, aujourd’hui est un jour particulier, parce que certaines parties de l’album qu’Aaron et moi avons produites pour Complete Mountain Almana vont être présentées pour la première fois en public. Pour comprendre le groupe The National actuel, il faut savoir que lorsque nous avons terminé la tournée en 2019 suite à l’album I Am Easy to Find, on a ressenti une terrible lassitude. Celle de ne pas avoir cessé de prendre l’avion encore et encore pendant 20 ans. On avait eu l’impression d’avoir atteint une sorte de pic créatif avec Sleep Well Beast (2017). L’album suivant avait amené encore d’autres choses, par exemple un chœur de voix féminines. En 2019, on s’est sentis comme une voiture au bord de la falaise. Les relations au sein du groupe étaient vraiment devenues difficiles, les choses se désagrégeaient. Et certains d’entre nous ont sombré dans la dépression.”

Famille dysfonctionnelle

Question mille fois posée: comment résister au tsunami du succès? Bryce n’en parle pas d’emblée mais le burn out fauche le chanteur Matt Berninger et lui-même. “J’ai vécu cette expérience comme si j’étais à la maison, occupé à un barbecue, et que soudainement se produit une éruption volcanique. Et je me tirais… Quand je suis revenu à l’endroit de l’éruption, tout était couvert de poussière, les fenêtres étaient brisées, la machine à laver ne fonctionnait plus. Que faire de tout ça? Matt ne parvenait plus à écrire des textes, il lui a fallu une année pour pouvoir s’y remettre. Et puis, il y a eu ce sentiment qu’on devait arrêter de s’affronter les uns les autres: Matt et mon frère, moi, mon frère et Matt. Mais qu’il fallait plutôt se soutenir. Bryan (Devendorf, le bassiste, NDLR) arrivait en dernière minute et balançait une grenade. Par contre, son jumeau Scott (extraordinaire batteur) restait toujours agréable. Après avoir été une famille dysfonctionnelle, The National s’est incarné aujourd’hui dans quelque chose de plus apaisé. Une nouvelle dynamique qui est partie de nos rôles respectifs présumés: de moi, on attendait des idées “subversives” et de mon frère des choses davantage issues de la musique classique, etc. Parfois, l’équilibre s’est fait; à d’autres moments, pas du tout. On avait dérivé très loin des clubs du début à Brooklyn.” Bryce parle d’avoir étudié à Yale (quand même), embrassé beaucoup de projets musicaux et autres. Il essaye de ne pas “apporter à la table de The National” toute sa psyché personnelle éventuellement tourmentée, en dehors bien sûr de la création de chansons. “Il y a longtemps eu ce rapport intense de confiance à Matt, qui ne lit pas la musique, qui ne joue d’aucun d’instrument, mais qui donne envie de l’écouter, d’entendre ce qu’il a à dire. Dans un contexte où chacun dans le groupe occupe un “rôle”, le mien est sans doute d’être la fenêtre qui donne sur la rue.”

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Jouer, c’est se vider

The National est donc passé d’espoir indie à valeur monétaire internationale, celle qui remplit maintenant sans problème des salles de 15-20 000 personnes aux States et des calibres européens à la Forest National. Quand la dimension s’accroît, on l’a compris, les doutes suivent également. Avec, autre éternel scénario, l’espoir d’un salut via le public. C’est ce qui découle de l’expérience de l’été 2022, lorsque la formation se produit dans quelques concerts et festivals sélectionnés et retrouve le plaisir du live et des spectateurs. Bryce: “Face à des milliers de personnes qui applaudissent les chansons et amènent un véritable processus de guérison collective, on s’est dit que ça valait le coup de continuer, de recommencer.” Bryce passe alors au français qu’il parle bien: “La musique est comme une plage, une communication. Ou simplement le fait d’être avec mon frère et de supporter le travail et la vie de notre sœur Jessica, après une discussion un soir de Noël. Jouer consiste à se vider et à renouer avec l’intelligence naturelle dont on a besoin. Le fait de jouer prend une place immense dans nos vies.” Au fil du temps et sur cet album, The National, reçoit aussi de vieux amis: comme Justin Vernon, alias Bon Iver, et Sufjan Stevens. Ce dernier partage une propriété avec Bryce Dessner dans l’État de New York. Des liens intimes une nouvelle fois renoués afin de ne pas laisser Matt seul aux vocalises d’un nouveau disque qu’il semble avoir du mal à affronter. Même si, au final, le chanteur de The National (dé)livre le plus vibrant témoignage vocal de tout son parcours.Cet album a été comme un laboratoire. Et si l’implication des invités n’avait pas fonctionné, on ne l’aurait pas gardée. ça n’a pas été le cas. Même s’il n’y a pas ici une chanson aussi ouvertement politique que Fake Empire (parue sur l’album Boxer en 2008, coécrite par Matt Berninger et Bryce Dessner, NDLR), l’album est quand même une réflexion sur la dégradation du monde. Se dire que prendre soin uniquement de sa propre famille n’est probablement pas suffisant. Qu’il faut sans aucun doute prendre de la distance avec son propre ego, Instagram et l’exposition permanente, cette fonction constamment narcissique d’un monde particulièrement bien incarnée par l’Amérique. Tu sais, ce système économiquement ultra libéral des États-Unis est terrible: mes parents ont tout perdu. Même s’ils ne sont pas dans la rue, c’est arrivé en trois secondes. Les institutions américaines n’ont aucune empathie.

Bryce Dessner, à la guitare: “Cet album a été comme un laboratoire."
Bryce Dessner, à la guitare: “Cet album a été comme un laboratoire. » © Graham MacIndoe

The National, First Two Pages of Frankenstein: la critique

The National a toujours le meilleur batteur rock actuel, le métronome (in)humain Scott Devendorf. Et l’un des plus brillants chanteurs du genre, tellement tactile et friable, Matt Berninger, généralement auteur des textes du groupe, ici dans des registres de fêlure extrême, de finesse orchestrale collective et de ce qu’il faut bien appeler poésie, y compris rythmique. Il y a des moments “à la Pixies”, dixit Bryce Dessner, où The National accélère le tempo maniaque (Eucalyptus). Mais l’intention première de fabriquer un album essentiellement brut de décoffrage, rapide, rock’n’roll, s’est plantée: le chanteur Matt bloque complètement face à cette forme-là, ne trouve pas l’espace demandé, recule devant l’obstacle de décibels emballés. Dans le processus, décrit dans notre article, les cinq musiciens s’engagent dans une autre forme de rédemption où le mid-tempo s’avère privilégié. Au-delà des invités cotés -Sufjan Stevens, Taylor Swift, Phoebe Bridgers et Bon Iver, ce dernier pour un morceau paru hors album-, s’impose une collection de chansons virales. À commencer par le titre d’ouverture (Once Upon a Poolside), l’un des plus beaux moments de spleen contemporain, toutes catégories confondues. D’autres suivent une même ligne, celle qui donne le sentiment de proximité magnétique: Tropic Morning News, The Alcott ou encore Your Mind Is Not Your Friend, des titres baignés d’une grâce d’équilibriste, sans aucune surenchère, au lyrisme avoué et pas mal cruel. L’aventure semble casse-gueule, improbable, risquée. Il ne faut pas être freudien pour comprendre que les fissures des deux, trois dernières années -en particulier celles de Berninger- trouvent ici une sauvegarde quasi miraculeuse. Rien de nouveau dans le processus éternel qui consiste à transformer la douleur -physique ou morale- en beauté contagieuse. Dans la lignée, plus spirituelle que sonore, de Nick Drake, Vic Chesnutt, John Martyn ou d’un Presley finissant, ce disque est à ajouter dans la liste des merveilles philosophales, celles qui consistent à transformer le chagrin et la défaite humaine, l’incertitude et les ruptures amoureuses, en une magistrale communication vers le public. Celle où ne se trouve qu’un seul triomphe: celui de la musique évidemment.

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