Serge Coosemans
Bret Easton Ellis dans The New Yorker : lynchage en règle ou interview ratée ?
L’un des buzz du moment sur Internet, c’est l’interview de Bret Easton Ellis par Isaac Chotiner pour The New Yorker. En résumé : un auteur dissipé, un journaliste acharné. Certains ont parlé de lynchage, d’autres de dialogue de sourds. Et si c’était juste une interview ratée ?, se demande le Crash Test S04E33.
Le 2 mai prochain, Bret Easton Ellis sort son premier bouquin depuis le très mauvais Imperial Bedrooms (2010) et pour la première fois de sa carrière, ce n’est pas une fiction. White (qui aurait du s’intituler « White Male Privilege ») est en effet un recueil de chroniques et d’essais tentant de cerner ce que c’est d’être un homme blanc privilégié gay et apolitique dans l’Amérique de Trump. Certains des textes repris dans cette compilation sont déjà connus, jadis publiés sur différents sites ou lus en ouverture du podcast de l’auteur. Ils ne sont pas toujours finauds, régulièrement même fort discutables. Ellis s’y étonne souvent des emballements et du comportement des Millenials ainsi que de la fureur sociale que provoque Donald Trump, surtout sur les réseaux sociaux. L’ennui, c’est qu’au moment de partager ses observations sur les Millenials, il s’inspire surtout de sa vie quotidienne avec un mec de moins de 30 ans et que ce qu’il dit sur Trump n’est souvent qu’un simple remix de choses déblatérées lors de dîners mondains.
J’écris « ennui » mais je n’y vois en réalité aucun problème. C’est que l’on sait tout de même très bien où l’on met les pieds. Evidemment que Bret Easton Ellis est quelqu’un aux apathies sociales étranges et évidemment qu’il vit dans une bulle aussi privilégiée que déphasée. C’est quand même le thème de chacun de ses romans depuis 1985. Bret Easton Ellis n’est pas un gourou, c’est un auteur dont le thème principal de l’oeuvre est l’aliénation de la classe privilégiée face au monde moderne. On va donc lire son petit nouveau en mai pour voir ce que cela fait d’être dans la tête d’un quinqua riche de Los Angeles qui fut jadis une icône de la Génération X ; une génération par ailleurs désormais aussi détestée que les baby boomers l’étaient en 1990. Ca sera peut-être nul, peut-être bien, forcément intéressant. Ne fut-ce que parce que c’est une expérience humaine totalement différente de la mienne et que je pense aussi que c’est profondément honnête.
Je peux me tromper mais admettons que ce soit la réalité : dans sa non-fiction, Bret Easton Ellis est quelqu’un de profondément honnête. Il ne l’a pas toujours été mais là, il ne se cache même plus d’être à la ramasse sur beaucoup de sujets contemporains. Or, cette notion d’honnêteté me semble passer au-dessus du citron de beaucoup de personnes. C’est d’ailleurs pourquoi je ne comprends pas du tout l’emballement médiatique de la semaine autour de l’interview de Bret Easton Ellis réalisée par Isaac Chotiner pour The New Yorker. Depuis quelques jours, celle-ci fait énormément de bruit sur les réseaux sociaux. De ce buzz, Chotiner a gagné des galons de héros international de la culture et Ellis s’en tire quant à lui avec une image plus prononcée encore de « has-been éteint ». Je trouve ce jugement étonnant parce qu’en fait, cette interview est très mauvaise. C’est un dialogue téléphonique superficiel, pas très intéressant et qui, à vue de pif, a probablement duré moins de dix minutes. Les questions sont très à charge, les réponses dissipées, évasives et stupides. Il n’y a aucun dialogue, aucune répartie digne d’intérêt. En fait, c’est typiquement le genre d’interview qui ne se publie habituellement pas, sauf si on a un trou à remplir dans la maquette d’un magazine ou que l’on cherche les milliers de clics faciles sur un site. Ca ressemble un peu à un clash mais en est-ce vraiment un ? Je dirais que non. Il me semble plutôt que le journaliste était là pour bouffer de la carotide, que l’auteur a rentré le cou et qu’il ne s’est donc pas passé grand-chose.
Pourtant, les gens se sont donc emballés. Cette « crucifixion » (un mot croisé sur Twitter) a d’autant plus été applaudie qu’il y a quelques semaines, ce même Isaac Chotiner avait démonté dans ce même New Yorker Bernard-Henri Lévy et ce, de façon assez comique. Là aussi, ça s’était pas mal emballé et le journaliste passe donc désormais pour un maître dans l’art de déboulonner les fausses idoles, celles qui ont habituellement droit dans les médias à des interviews strictement de complaisance. Je n’ai bien entendu aucun problème avec ça. C’est son job et il était plutôt réussi en ce qui concerne BHL. Il ne l’est pas vraiment dans le cas d’Ellis mais je ne critique pas ici Isaac Chotiner, son angle et ses méthodes. Foirer une interview, c’est banal, ça arrive même aux meilleurs. Surtout quand on a face à soi quelqu’un qu’ennuient les questions, aussi bonnes et pertinentes soient-elles.
Que l’on secoue Bret Easton Ellis ne me dérange pas non plus. Bien sûr que cet auteur est assurément une relique des années 80/90, bien sûr qu’il est un quinqua blanc privilégié aux sorties médiatiques assez fantasques. C’est quelqu’un qui sur son podcast s’emballe régulièrement pour des films et des séries assez nulles et parle de cette trompette de Kanye West comme d’un nouveau Mozart. C’est quelqu’un qui peut se montrer véritablement passionné (et passionnant) au moment de parler du Hollywood des seventies. C’est quelqu’un qui, au XXIème siècle, gagatise toujours sur Molly Ringwald. A côté de ça, c’est aussi quelqu’un qui semble complètement incapable de considérer Donald Trump comme un président plus nocif que simplement de droite et même quelqu’un qui a beaucoup de mal à admettre que certaines des actuelles politiques américaines sont tout simplement moralement et humainement abjectes, très dangereuses, et pas juste la concrétisation d’une vision conservatrice destinée à se voir enterrée aux prochaines élections. Que l’on secoue un chouïa une telle personne le temps d’une interview ne me pose donc aucun problème. Vraiment.
En revanche, qu’une interview ratée soit perçue comme un acte immensément courageux, voire carrément un « lynchage nécessaire », me dérange. Le storytelling simplifié me dérange, que Bret Easton Ellis passe simplement pour un gourou en guerre contre le politiquement correct ou un has-been à noyer, comme s’il n’y avait vraiment rien d’autre à en dire. Qu’un type qui écrit des chroniques sur son apathie politique et ses privilèges sans montrer de remords soit automatiquement considéré comme un social-traître me dérange. Que son désarroi face à la culture moderne soit résumé à la truelle en beauferies de réac vieillissant me dérange. Qu’un auteur qui écrive un bouquin sur des sujets qui divisent et fâchent tout en tentant de sortir un peu des sentiers balisés, se voit si vite collé sur le front une étiquette de trublion en descente de coke, d’idiot utile de l’alt-right et de stormtrooper du patriarcat me dérange. Ellis tient pour moi bien davantage de la curiosité vaguement kitsch (à part Les Lois de l’Attraction, au fond, je n’aime pas vraiment ses livres) que du modèle culturel mais je pense que j’ai malgré tout un gros point commun avec lui : cette époque, sa psychologie des foules et ses dérives médiatiques me dérangent. Tout simplement.
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