Bilan provisoire: les traces du corona sur les arts vivants

Le chorégraphe Wim Vandekeybus a créé en streaming live Draw from Within, avec les danseurs de la compagnie londonienne Rambert. © Rambert
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Sous les contraintes catastrophiques imposées par la pandémie, les arts vivants ont exploré de nouvelles voies, de nouveaux supports pour exister malgré tout. Et certaines initiatives sont appelées à perdurer. Bilan provisoire.

Il en va pour les arts de la scène comme pour les individus: la Covid-19 a relancé la balade locale. Profitant d’un printemps et d’un été cléments, certaines salles de spectacle sont sorties de leurs murs pour goûter au nomadisme. A Mons, Mars en balade a organisé des apparitions impromptues d’artistes aux quatre coins de la ville. A Bruxelles, La Roseraie a d’abord testé un spectacle circassien visible depuis les balcons d’un immeuble situé juste derrière ses bâtiments avant de répéter l’opération dans trois cités sociales et un parc. « A Saint-Gilles, trois jours avant le spectacle, j’avais placé des affiches et des petits mots dans les boîtes aux lettres pour prévenir les habitants, retrace Emma Van Overschelde, directrice de La Roseraie. Et le jour même, des enfants étaient en train de balayer la cour de l’immeuble pour notre venue. Puis les mamans sont descendues, avec du thé, des petits gâteaux. C’était magnifique. On était attendus. L’idée est de le refaire, le projet est sur la table. »

Profitant d’un printemps et d’un été cléments, certaines salles de spectacle sont sorties de leurs murs pour goûter au nomadisme.

La Roseraie a organisé plusieurs représentations en plein air.
La Roseraie a organisé plusieurs représentations en plein air.© La Roseraie

« Je ne suis pas très fan de toutes ces injonctions à « se renouveler », mais je dois reconnaître que ça nous a sortis de notre zone de confort », déclare pour sa part Fabrice Murgia, directeur du Théâtre national, qui mettait en place cet été « Ouvertures », une itinérance en quatre week-ends, de Spa à Jumet en passant par Marchin et Jette. Une opération qu’il envisage de réitérer. « C’est un bon coup d’envoi de la saison, tant en matière de management que de public. Le siège du National est à Bruxelles mais c’est le Théâtre national Wallonie-Bruxelles et un des enjeux est de monter autant de représentations en Wallonie qu’à Bruxelles. D’habitude, il s’agit d’une redistribution de la subvention vers des coproductions, à Charleroi, Liège, Namur, Mons… »

Avec l’arrivée de l’automne, il a fallu faire une croix sur cette voie de l’extérieur. Mais certains n’ont pas renoncé à partir à la rencontre du public. Fin novembre, l’Espace Catastrophe lançait « Circus in the City », des interventions de circassiens (18 à ce jour, et l’opération se poursuivra probablement jusque mi-février 2021) dans les vitrines de certains bars ou restaurants à destination des passants, non annoncées, pour ne pas provoquer d’attroupements. Le coup de la vitrine figure aussi dans les cartons de La Roseraie, qui récolte ce mois-ci des témoignages chez les commerçants, opération pilotée par la Compagnie Point Zéro. Avec, comme résultat, des saynètes avec marionnettes présentées au printemps.

L'Espace Catastrophe s'est emparé de vitrines de bars et restaurants.
L’Espace Catastrophe s’est emparé de vitrines de bars et restaurants.© Esla Goldstein & Lula Gabai

Streaming

La Covid a propulsé les communications numériques vers une nouvelle dimension. Les spectacles aussi ont, dans une moindre mesure, testé les relations à distance. Si pas mal ont mis gracieusement à disposition du public des captations déjà réalisées ou ficelées en vitesse avec des moyens techniques très variables, de rares pionniers se sont frottés à l’exercice sans filet du live streaming. Un spectacle en direct, mais par écran interposé.

La Covid a propulsé les communications numériques vers une nouvelle dimension.

Forcées par la seconde vague d’interrompre le 24 octobre dernier la reprise de Drumming, Anne Teresa De Keersmaeker et sa compagnie Rosas ont décidé de diffuser deux représentations en direct sur Internet, accessibles gratuitement. En tablant tout de même sur un savoir-faire solide puisque Rosas a produit dès ses débuts des films et des documentaires sur ses spectacles (parmi les plus fameux, Rosas danst Rosas, en 1997, réalisé par Thierry De Mey). Avec 20.000 spectateurs cumulés sur les deux soirs sur Facebook et 6.000 sur YouTube (pas de statistiques disponibles pour les vues sur Instagram), la compagnie est satisfaite du résultat de cette première expérience, qui tirait tout le parti de l’absence de public en permettant aux caméramans d’évoluer sur scène, au plus près des danseurs. Rosas n’exclut pas de poursuivre dans cette voie.

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Body, Body on the Wall, réalisé avec Jan Fabre, Blush, présenté au Festival de Cannes en 2005, In Spite of Wishing and Wanting, avec la musique de David Byrne, Monkey Sandwich, sélectionné à la Mostra de Venise en 2011… Le chorégraphe Wim Vandekeybus pouvait, lui aussi, se reposer sur une longue pratique de la réalisation cinématographique quand la pandémie l’a forcé à changer son fusil d’épaule et à créer en streaming live Draw from Within, avec les danseurs de Rambert, historique compagnie londonienne fondée en 1926. A partir du moment où cette décision a été prise, Draw from Within n’était plus un spectacle, mais un film, avec une série de conséquences techniques. « Nous avons pu utiliser tout le bâtiment de Rambert et filmer dans les studios mais aussi sur le toit, dans l’escalier etc., précise Wim Vandekeybus. Et la caméra était intégrée à la chorégraphie, parmi les danseurs, comme dans un documentaire. »

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A la tête de toute une équipe comprenant notamment une directrice de la photo, des caméramen et du personnel pour le montage en direct, il a cependant dû se résoudre à pré-enregistrer certaines séquences. « Par exemple les scènes incluant la petite fille, à cause des conditions de sécurité, mais aussi parce qu’il n’y avait pas de wifi dans certaines zones, comme les escaliers. Finalement, le spectacle était en live à 85%. » Le résultat, de danse de fumée en toile d’araignée faite de câbles tendus, était époustouflant, tellement impeccable techniquement qu’on pouvait douter que c’était du direct.

Modèle économique

Défi supplémentaire pour Vandekeybus et Rambert, contrairement à Drumming, l’accès à Draw from Within était payant, même si à un prix plus abordable que pour un spectacle « en vrai ». Il était possible de se procurer sa place via une quinzaine de lieux coproducteurs, d’Edimbourg à Barcelone et de New York à Séoul. Et pour que les spectateurs de chaque continent concerné puissent assister au stream dans les meilleures conditions, les trois représentations prévues fin septembre étaient fixées à des heures différentes (13 heures, 21 heures et 2 heures sur le fuseau horaire de Bruxelles). Au total, environ 6.000 billets ont été vendus, la plupart en Corée, qui en a écoulé autant que toute l’Europe réunie.  » 6.000 tickets, ça équivaut à au moins 15.000 personnes derrière l’écran », souligne Wim Vandekeybus. « Mais les ventes de tickets représentent, je pense, à peine un vingtième de ce que le spectacle a coûté. C’est donc un privilège de pouvoir le faire. » Le chorégraphe envisage d’ailleurs, si la situation perdure, d’équiper le studio de sa compagnie Ultima Vez, à Molenbeek, pour le transformer en studio de tournage dédié à la danse, qu’il pourrait mettre à disposition d’autres artistes, avec une équipe de techniciens rodés aux contraintes du genre. Et du 16 au 18 janvier, son prochain spectacle Hands Do Not Touch Your Precious Me sera également créé en streaming live, via le KVS.

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« C’était une bonne expérience, mais je dirais que le modèle économique n’est pas encore stabilisé. Pour l’instant, on est plutôt dans l’expérimental, avec aussi le problème des droits, qui est colossal et très compliqué à résoudre », constate de son côté Serge Rangoni, directeur du Théâtre de Liège, qui proposait fin novembre la première édition 100% digitale du festival Impact, consacré aux liens entre arts vivants et nouvelles technologies. Un événement qui a enregistré 6.000 connexions, avec, là aussi, un coefficient portant à environ 15.000 le nombre de spectateurs réels. Entre captations et conférences en ligne, un seul live streaming payant (15 euros prix plein) figurait au pro-gramme: le formidable To Be a Machine de la compagnie irlandaise Dead Centre, où la forme, interactive, avec un public téléchargé dans la salle, collait parfaitement avec le propos, le transhumanisme (lire aussi le dossier du Vif). « Le spectacle n’affichait pas complet, poursuit Serge Rangoni, mais ce qui est intéressant, c’est qu’on a eu des spectateurs du Brésil, de Chine, probablement des gens qui ne connaissaient pas du tout le Théâtre de Liège. »

Dans la perspective d’événements couplant le présentiel et le virtuel (ce sera déjà le cas pour le prochain festival de littérature Corps de textes), le Théâtre de Liège lancera en janvier une appli réunissant tous les contenus multimédia produits par l’institution – podcasts, talks, rencontre avec les artistes, visite virtuelle du théâtre… – et via laquelle il sera possible d’acheter ses billets. Une voie virtuelle et interactive qu’empruntent aussi certains spectacles, comme _jeanne_dark_, en direct sur Instagram lors de deux soirées du festival Impact. Parallèlement à ce futur technologique virtuel des arts vivants, une autre piste encore est surgie du passé à l’ère de la Covid. Au Théâtre national, on s’apprête en effet à ressusciter un genre qu’on croyait pratiquement disparu: la dramatique radio. « En janvier, nous allons déployer ce grand projet, enchaîne Fabrice Murgia, avec un engagement massif d’artistes, de musiciens, de compositeurs, de réalisateurs. » 2021 semble nous réserver encore pas mal de surprises positives quant à la résilience des arts vivants.

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