Bertrand Tavernier, le passeur

Bertrand Tavernier: "La mise en scène, c'est explorer des mondes que l'on ne connaît pas." © MAXPPP/BELGA IMAGES
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Disparu il y a quelques jours, le réalisateur de Coup de torchon et de L’Appât était engagé passionnément sur tous les fronts de la cinéphilie.

Évoquant le souvenir de Bertrand Tavernier, son ami de plus de 40 ans et complice en cinéphilie qui lui avait notamment confié un petit rôle dans Autour de minuit, au mitan des années 80, Martin Scorsese saluait « un homme tellement irremplaçable« . Et pour cause: disparu voici quelques jours à l’âge de 79 ans, le cinéaste français aura vécu non pas une mais bien des vies de cinéma, lui qui fut successivement ou simultanément attaché de presse (pour plusieurs films de Kubrick notamment), critique (aux Cahiers et à Positif, parmi d’autres), assistant-réalisateur (de Melville), scénariste, réalisateur, producteur, écrivain et l’on en passe. À tel point que s’il fallait ravaler cette existence hors normes à une formule, on se risquerait à paraphraser le titre de l’un de ses films: le cinéma et rien d’autre.

Tavernier avait la cinéphilie enthousiaste et partageuse -il fallait le voir, par exemple, animer, dans un mélange de passion et d’érudition maniaque, les rencontres avec les invités du festival Lumière, dans sa ville de Lyon. Et s’il occupait une place à part dans le paysage cinématographique, c’est sans doute parce que, non content d’avoir signé, depuis L’Horloger de Saint-Paul, et le début de sa fructueuse collaboration avec Philippe Noiret, en 1974, l’une des filmographies les plus originales et les plus passionnantes de la production hexagonale, il aura aussi oeuvré sans relâche pour la mémoire du 7e art. Un travail patrimonial au coeur de son testament cinématographique, le magnifique documentaire Voyage dans le cinéma français, sorti en 2016. Mais aussi d’une activité éditoriale qui, entre les ouvrages de référence comme ses Amis américains ou les Cinquante ans de cinéma américain cosignés avec Jean-Pierre Coursodon , et le pilotage de collections littéraires (L’Ouest, le vrai, chez Actes Sud, lire notre article) ou vidéo (Westerns de légende, chez Sidonis), l’aura vu se muer, mieux qu’en historien au savoir encyclopédique, en passeur inlassable.

Tropisme américain

Appartenant à la génération de l’après-Nouvelle Vague, Tavernier assumera dans son cinéma l’héritage d’un certain classicisme. Il fait ainsi appel, pour l’écriture de son premier long métrage, L’Horloger de Saint-Paul, d’après L’Horloger d’Everton de Simenon, au duo de scénaristes de Claude Autant-Lara, Jean Aurenche et Pierre Bost, vilipendé en son temps par François Truffaut. Et ses affinités cinéphiles nourriront, trois décennies plus tard, Laissez-passer (2002), consacré au cinéma français sous l’Occupation, et inspiré des mémoires de Jean Devaivre.

Dans l’intervalle, le réalisateur s’est affirmé dans les registres les plus divers, du film historique (Que la fête commence…) à l’anticipation bientôt rattrapée par la (télé)réalité (La Mort en direct), du polar (L.627, L’Appât) à la comédie dramatique (Une partie de campagne), du drame social (Ça commence aujourd’hui) au film de guerre (Capitaine Conan). Et l’on en passe, grinçants comme Coup de torchon, magistrale relecture du roman 1275 âmes de Jim Thompson, transposé dans l’Afrique coloniale, ou Autour de minuit, évocation inspirée de la vie du saxophoniste Lester Young, deux films où transparaît l’américanophilie du réalisateur. Lequel s’en ira, conséquent, tourner en 2007 une mémorable adaptation de Dans la brume électrique, de James Lee Burke, au coeur d’une Louisiane dont Tommy Lee Jones dira qu’il avait su restituer l’essence comme nul autre avant lui -un compliment tout sauf anodin dans le chef d’un acteur pas spécialement réputé pour avoir la louange facile.

Explorer des mondes

Ce sentiment de justesse et de vérité sera d’ailleurs l’une des constantes de son cinéma, qu’il s’agisse de filmer une école du nord de la France dans Ça commence aujourd’hui ou les ors du Quai d’Orsay, sa dernière fiction, inspirée, en 2013, de la bande dessinée de Christophe Blain. « C’est de l’amour des choses, nous confiait-il à l’époque. Je tombe amoureux des lieux, des personnages, des paysages. Cela m’énerve de lire que je tourne des films de colère, ce sont des films de compréhension et d’amour. Je découvre des milieux que je ne connais absolument pas, le nord de la France, l’école maternelle, le monde des flics, l’adoption (pour Holy Lola), la Louisiane du Sud, le XVIe siècle (pour La Princesse de Montpensier) ou le monde des ministères. Je n’en ai que des connaissances livresques, et puis je m’y plonge, et j’y trouve des choses qui me touchent, me plaisent, et que je vais essayer d’attraper pour les rendre proches du spectateur. Je considère que la mise en scène, c’est explorer des mondes qu’on ne connaît pas, et tout d’un coup, découvrir un truc qui vous fait rire ou qui vous touche, et arriver à le faire passer au spectateur. »

Démarche qui n’ira pas sans une évolution sensible: « Pendant un moment, mes films étaient un peu plus lyriques, élégiaques, poursuivait-il. Et puis, à cause sans doute d’un changement dans ce qui se passait autour de moi, mais aussi parce que j’avais le sentiment de ne pas pouvoir faire mieux dans des films un peu méditatifs et passionnés que dans Autour de minuit et La Vie et rien d’autre, j’ai voulu aborder les choses plus dans l’urgence. J’ai senti des pressions de la société. L. 627 a été un tournant, comme le documentaire La Guerre sans nom (qu’il consacrait, en 1992, à la guerre d’Algérie, NDLR): j’ai eu envie de me retrouver dans l’état d’esprit de ses protagonistes, et de tourner des films qui vont plus vite. » En prise sur la course du monde comme les dérives de la société française, Tavernier étant aussi un cinéaste engagé, qui signera avec son fils Nils les documentaires De l’autre côté du périph’ (1997), pour lequel ils passent trois mois dans la cité des Grands-Pêchers, à Montreuil, et Histoires de vies brisées: les « double peine » de Lyon (2001), mu par une saine indignation. C’est dire encore si Bertrand Tavernier aura su, comme peu d’autres, conjuguer avec fougue la mémoire et le présent du cinéma. Définitivement irremplaçable.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content