Les 3 nouvelles BD à avoir entre les mains
Trois BD, trois ambiances, avec d’une part le récit de Sorj Chalandon autour du procès Barbie, une dystopie à la Orwell, et une chronique sociale très personnelle.
Enfant de salaud
Sébastien Gnaedig retrouve Sorj Chalandon et son toxique de père dans Enfant de salaud. Le récit d’un double procès, intime et historique, aux atmosphères aussi formidables qu’anxiogènes. C’est en 2021 que Sorj Chalandon a écrit et publié Enfant de salaud, mais c’est en 1987 que commence son récit, désormais mis en BD par Sébastien Gnaedig et en couleurs par Isabelle Merlet. Alors journaliste à Libération, Chalandon est est chargé de couvrir le procès, retentissant et historique, de Klaus Barbie, le criminel de guerre nazi responsable entre autres de la rafle de 44 enfants juifs à Izieu, déportés à Auschwitz. Un drame et une honte qui résonnent particulièrement dans le vécu torturé de Chalandon. Car lui-même est un “enfant de salaud”, comme lui a un jour jeté à la figure son grand-père maternel. Un père effectivement condamné en 1945 à un an de prison et cinq ans de dégradation nationale pour des “actes nuisibles à la défense nationale” commis en 1942.
Mais aussi le même que celui que Chalandon avait décrit dans Profession du père déjà brillamment adapté par Sébastien Gnaedig en 2018: un mythomane et affabulateur proche de la psychopathie, qui s’invente en permanence un présent et un passé, éminemment toxique, paranoïaque et manipulateur, et surtout pas décidé, du tout, à raconter enfin la vérité à son fils qui enquête et enfin lui fait face. Un fils hanté par cette question -”Pourquoi es-tu devenu un traître, papa?”– et par la résonance du procès Barbie, auxquels ils vont assister tous les deux, l’enfant de salaud et le salaud lui-même. Chalandon recevra le Prix Albert Londres en 1988 pour la couverture du procès, mais attendra 30 ans pour en narrer les véritables ressorts intimes, infiniment tragiques. Lesquels donnent corps aujourd’hui au premier grand roman graphique de l’année, saisissant d’atmosphères.
C’est un des petits miracles de la bande dessinée: le tout vaut parfois plus que la somme de ses parties. Ainsi, si les dessins relativement simples, presque “gros nez”, de Sébastien Gnaedig n’ont rien de spectaculaire, ils ont trouvé dans les récits de Chalandon le terreau parfait pour s’épanouir et donner le meilleur d’eux-mêmes, jouant merveilleusement des rapports texte/images et des ambiances, souvent lourdes, à exprimer en BD. Un récit d’atmosphères cette fois encore rehaussé par la coloriste Isabelle Merlet (et pour la première fois désignée comme véritable co-autrice). Celle-ci ajoute encore une touche de grâce aux climats et à la lisibilité de l’ensemble. Un récit en couleurs qui peut se lire aussi comme une suite directe de Profession du père, décliné lui en noir et blanc, tous deux hantés par cet homme et ce père maléfique qui vous poursuivra bien après la lecture, et que Sorj Chalandon aurait tant aimé pouvoir aimer. Olivier Van Vaerenbergh
Enfant de salaud ****(*), de Sébastien Gnaedig et Isabelle Merlet, d’après le roman de Sorj Chalandon.
Futuropolis, 176 pages.
Les Salamandres
Il s’appelle Graham. Graham Gomez. Et “une semaine plus tôt, ma vie était des plus banales”. Une banalité que le lecteur aura du mal à partager, puisque tout ou presque est original dans le Secteur 14 et cette “dystopie rétro-parano” où des couples attendent leur “agrément enfant”, où les appartements sont remplis d’analyseurs pour détecter dans l’instant tout produit ou conduite illicite, où un soi-disant virus a transformé toute une partie de la population en salamandres, et où Graham reçoit une invitation de La Société, spécialisée dans le tourisme spatial, pour passer trois moi sur Mars. Tout cela alors que la révolte gronde contre Les Conseillers, à l’origine de cette nouvelle organisation de la société, que n’aurait pas désavouée George Orwell. Et que va faire imploser presque à son corps défendant notre pauvre Graham, manipulé par tous…
On cherchait depuis longtemps une occasion d’évoquer Drakoo, la maison d’édition BD lancée il y a cinq ans par Christophe Arleston chez Bamboo, sur les cendres de son ancien Lanfeust Mag et consacrée aux genres de l’imaginaire, avec la fantasy pour tête de gondole. On l’a trouvée dans ces Salamandres qui semblent lui ouvrir de nouveaux horizons graphiques et narratifs, en sortant pour une fois du moule lanfeustien. Le scénariste Julien Frey retrouve ainsi avec l’Espagnol Adrian Hueva la formule qui lui avait réussi avec Lucas Varela (dans Michigan, chez Dargaud): un dessin pop, synthétique, expressif et très lisible, typique d’une certaine école latino friande de romanesque et de SF populaire. Olivier Van Vaerenbergh
Les Salamandres ***(*), de Julien Frey et Adrian Huelva.
Drakoo, 120 pages.
Moi je, quarantaine
Aude Picault aime décidément s’attaquer à des sujets casse-gueule pour ses BD. En ce début d’année, elle nous propose sa vision de la quarantaine. Dans les pattes de confrères ou de consœurs moins expérimentés, l’universel sujet tombe rapidement dans le formatage nauséabond et peut vite devenir insupportable. Mais c’est sans compter la maestria du professeur Picault. Car l’autrice maîtrise parfaitement deux éléments intrinsèques de la bande dessinée: l’art de l’ellipse et celui de la stylisation. Ils permettent tous deux, par des moyens opposés, d’aller à l’essentiel. Le premier laisse au lecteur le soin d’imaginer tout ce que l’autrice ne dit ou ne dessine pas. Il s’approprie ainsi la situation, les personnages et, par extension, l’histoire. Avec le deuxième, Picault l’emmène exactement là où elle veut qu’il aille.
Par des touches de couleur, par un visage réduit à sa plus simple expression. Pour aborder le sujet qu’elle s’est imposé ici dans sa BD, l’autrice a choisi la voie du cliché pour enrichir sa chronique sociale et notre championne relève le défi en évitant le piège de la facilité. Elle réussit par quelques dialogues bien sentis à nous décrire un personnage avec toutes ses contradictions, ses a priori et sa mauvaise foi. Si elle a fait de sa vie le terreau duquel elle tire ses histoires, elle réussit à les rendre universelles. Que l’on soit femme ou homme, chaque lecteur ayant passé ce fameux cap ne pourra que se reconnaître. Gageons qu’il pourra en rire également, car Aude Picault a aussi beaucoup d’humour, ce qui ne gâche rien pour attaquer cette nouvelle année… Colin Bouchat
Moi je, quarantaine ***(*), d’Aude Picault
Dargaud, 124 pages.
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