De James Brown à Jay-Z, de la Blaxploitation à l’écrivain Percival Everett, de nombreux artistes américains ont milité pour une conscience noire aux Etats-Unis. Mais la dimension du soutien actuel à Barack Obama est inédite. Gros plan sur ces apôtres de la culture black. En commençant par Vernon Reid, guitariste de Living Colour, l’un des plus explosifs métissages musicaux de l’Amérique contemporaine.

New Jersey, automne 1988. En route vers Manhattan, la limousine affrétée par CBS fait glisser ses rutilantes calandres dans la nuit. A la sortie d’un concert dans une université anonyme (Paterson), je viens de prendre Living Colour de plein fouet. Le groupe new-yorkais est sur le point de réécrire l’Histoire: pour la première fois, des musiciens noirs s’emparent d’un idiome blanc – le heavy-metal -, le rhabillent de funk électrique et cartonnent dans les charts d’une Amérique qui en oublie ses peurs irrationnelles. La ligne d’héritage est claire et brillante: Sly & The Family Stone, Prince, mais avec un bagage de riffs poids lourd. Le triomphe n’est pas loin: deux millions d’exemplaires vendus pour le premier album Vivid sorti en 1988 et tournée d’ouverture pour les Stones et Guns N’Roses. Vivid et les deux albums de 1990 et 1993 évitent les thèmes éculés du machisme metal, et replacent la musique dans un contexte plus réel. A l’image du tube Cult Of Personality, citation de divers hommes d’Etat qui débute par une phrase de Malcom X…

Madrid, automne 2008. Living Colour a fait un break de cinq ans (1995-2000) et s’est remis en studio pour Collideoscope paru en 2003. L’album, acclamé par la critique, n’a pas été un succès commercial mais la trace du groupe est évidente: depuis les jeux vidéo ( Grand Theft Auto, Guitar Hero) jusqu’à l’actuel mouvement afro-punk qui secoue l’Amérique, on retrouve le sillage de son hard-soul saignant mâtiné de jazz, de funk, de reggae et de hip-hop. Vernon Reid, session-man couru (de Mick Jagger à Public Enemy), brillant guitariste ayant fait ses classes dans le funk new-yorkais des eighties, compose aussi pour les autres. Marié, pour la seconde fois, à une danseuse métisse de la compagnie de Bill T. Jones – pour lequel il a écrit -, Vernon paraît facilement dix ans de moins que son compteur officiel bloqué à cinquante piges. Né de parents originaires de Montserrat dans l’Angleterre des fifties désolée et restric-tive, il arrive à New York à dix-huit mois. Il grandit à Brooklyn et vit aujourd’hui à Staten Island, le plus verdoyant des cinq boroughs de New York. Rencontre lors de l’étape madrilène de l’imposante tournée européenne 2008 de Living Colour.

Focus: quel a été votre premier choc politique?

Vernon Reid: j’étais extrêmement jeune et je me rappelle qu’on voyait très peu de Noirs au cinéma ou à la télévision. Lorsqu’on en voyait, c’était plutôt dans le cadre d’immeubles en feu, d’émeutes ou repoussés dans la rivière par les flics qui lâchaient les chiens lors des marches contre la ségrégation dans le Mississippi. Cela m’a définitivement marqué. Je suis allé à l’école catholique et pendant très longtemps, il n’y avait que des profs blancs! La liberté de mouvement était assez réduite, le malaise était très palpable, je me rappelle l’assassinat des Kennedy, de Martin Luther King et de Malcom X.

Début septembre, Living Colour a donné à New York un concert de soutien à Barack Obama, pourquoi?

Je pense que Barack Obama n’est pas assez progressiste, qu’il courtise trop le centre, mais il est incroya-blement intelligent, courageux et réfléchi. Obama est crucial parce que les enjeux le dépassent complètement. Quand Living Colour a commencé, c’était évident que le groupe ne réussirait pas: tous ceux qui avaient essayé le mélange de metal et de musique noire avaient échoué. Réussir quelque chose d’impossible, d’improbable, m’a donné une confiance incroyable: Barack Obama, d’une certaine manière, évoque cette impossibilité… Il va mesurer si la totalité de la nation américaine a suffisamment changé pour élire un président noir.

Si Obama échoue, que va-t-il se passer?

Je pense qu’il va gagner mais que cela va être très dur, très serré. Le fait qu’il ait un nom africain le rapproche d’un personnage de science-fiction, c’est du Kubrick dans 2001. Rien que son nom déchire! C’est pour cela qu’il catalyse toutes les peurs et toutes les colères: il rassemble tellement de choses dissemblables qu’il fait flipper des gens. Il est extrêmement crucial dans le sens où il secoue la réalité exis-tante: l’Amérique a besoin de comprendre que tout est possible maintenant. L’élection d’Arnold Schwarzenegger ( Ndlr: en allemand, lenègre noir… ) est une raison supplémentaire à l’élection d’Obama: voilà un type qui devient gouverneur de Californie – à elle seule, une énorme puissance économique – sans aucune expérience, et il est même réélu. Le surréalisme de cette élection donne de l’espoir!

La politique globalement désastreuse de George Bush jr. n’est-elle pas le meilleur argument de victoire pour les démocrates et Obama?

Bush est le pire président que j’ai connu, c’est un crypto-élitiste, un mec de classes, mais il ne se préoccupe pas de la couleur: seulement de l’idéologie et de la croyance. C’est quand même le seul président qui ait mis en huit ans deux Noirs au poste crucial de secrétaire d’Etat ( Ndlr: ministre des Affaires étrangères), Colin Powell et Condoleeza Rice, dans une administration plus diverse qu’aucune autre démocrate. Même cela mène à l’élection d’Obama.

Les artistes noirs de ces cinquante dernières années ont-ils été suffisamment politisés?

La seule présence de Miles Davis était une prise de position politique. Son invention du « cool » quand le racisme n’était pas cool, c’était un acte politique. Le monde du jazz, les agents, les journalistes (blancs) demandaient aux musiciens (noirs) d’être neutres, simplement parce qu’ils vivaient dans un monde ségrégationniste! Il ne fallait pas faire de vagues… Quand Coltrane faisait une simple référence au Mississippi ( Ndlr: où les Noirs défiaient la ségrégation), cela dérangeait! Max Roach et d’autres posaient la question: pourquoi faut-il que le musicien noir passe par la cuisine du club pour entrer en scène chanter une chanson romantique et disparaître ensuite de la même manière? Les gens qui payaient pour venir vous voir et vous applaudir vous appelaient « nègre » une fois dehors…

En 1985, vous avez fondé la Black Rock Coalition à New York: pour quoi faire?

A part Prince, qui était joué sur les radios rock, les rock-ers noirs étaient des outsiders complets. L’idée du rock black a essaimé, grandi et maintenant, on a ce mouvement afro-punk avec Earl Greyhound, TV On The Radio, Sevendust. Tout cela est arrivé dans la foulée de Living Colour. Comme le fait d’avoir désormais des skateurs black ou des BMX blacks, fait partie d’un processus évolutif!

Diriez-vous que certaines de vos chansons sont politiques?

Ce sont des chansons ancrées dans la réalité, comme Go Away de l’album Stain (1993) qui parle de ce phénomène de la « fatigue de la compassion »: donnez de l’argent et évacuez les désastres. Une des raisons du terrorisme est simplement que les produits et les valeurs matérialistes ont un réel effet dans ce monde-là! Dans une vidéo du Jihad, il y a toujours de la musique et je peux vous garantir que cette musique a été mixée sur Pro Tools.

Obama sera-t-il capable d’arrêter cette guerre en Irak?

(Réflexion) Oui, je le pense. Le problème, c’est que l’adminis-tration Bush est tellement folle d’elle-même, qu’elle se parle en échos.  » On est bon, on a les meilleures raisons. » Et c’est diabolique de penser le faire au nom de Dieu, de la patrie: c’est ce qui déclenche les atrocités de masse. L’entraînement des soldats est hyper-sexué:  » On va les baiser, on va les enculer! »

Comme la musique?

Oui, la musique est hyper-sexuelle! Sauf qu’on ne baise personne avec un AK-47!

Pourquoi la musique est-elle si importante dans ce contexte?

Il faut que quelqu’un vous dise que vous vivez dans le cauchemar!  » On vit dans le cauchemar et on frappe dans les mains » (il rit).

A quoi ressemble New York en 2008?

Toute la scène dingue dans laquelle j’ai grandi – CBGB’s, The Lone Star Café, Dancetaria, le Mudd Club – a complètement disparu. Il y a le Zebulon à Brooklyn mais c’est tellement petit que je dois moi-même payer les musiciens que j’y emmène! Pour le bien de la culture, il faudrait un vrai krach. Que le marché de l’immobilier s’effondre, mais alors, tout deviendrait merdique, non? (il sourit). A moins que le gouvernement ne subsidie la culture… Bloomberg est peut-être un grand maire, mais c’est aussi un milliardaire qui n’en a rien à faire de la street culture et au gouvernement, personne ne semble concerné par elle.

Pas plus Obama que les autres?

Je ne pense pas. Mais imagine un instant qu’Obama commence à parler du hip-hop à la télévision américaine, il ferait complètement flipper l’Amérique. Vous voulez faire fuir les Blancs par les issues de secours? (il se marre). Il faut qu’il parle de Frank Sinatra et mette Bruce Springsteen et U2 à ses meetings… Il a énormément de contraintes qui pèsent sur lui et cet amas de contraintes en dit suffisamment sur le racisme en Amérique aujourd’hui.

Living Colour est en concert le 4 novembre au Botanique à Bruxelles.à écouter: Everything Is Possible: The Very Best Of Living Colour sorti en 2006 chez Sony-BMG. www.livingcolourmusic.com

Interview Philippe Cornet

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