Gael Garcia Bernal campe, dans Blindness, le roi autoproclamé d’une communauté frappée de cécité. Deux conceptions de la condition humaine s’opposent dans le film, lutte sur laquelle l’acteur pose un regard… acéré.

C’est ce qu’on appelle un parcours exemplaire. Inconnu il y a une dizaine d’années encore, Gael Garcia Bernal s’est, depuis, imposé comme l’un des acteurs essentiels de sa génération. Son physique ne l’a certes pas pénalisé. Le talent a fait le reste qui l’a conduit, après avoir été remarqué dans Amores Perros d’Alejandro Gonzales Inarritu, devant les caméras de Pedro Almodovar ( La mala educacion), Michel Gondry ( La science des rêves) et, naturellement, Walter Salles, pour qui il campa un mémorable Che Guevara dans Diaros de Motocicleta. Ajoutez-y The Limits of Control de Jim Jarmusch, et Mammoth du Suédois Lukas Moodysson, annoncés pour ces prochains mois, et l’on aura compris que le jeune homme (trente ans en novembre prochain) a le goût très sûr, agrémenté d’un soupçon raisonnable de prise de risque.

Démonstration encore en mai dernier, avec Blindness de Fernando Mereilles, adaptation de José Saramago, et audacieuse méditation sur l’état du monde, présentée en ouverture du Festival de Cannes. Un film dans lequel l’acteur mexicain, roi autoproclamé d’une communauté frappée de cécité, libère une violence et une sauvagerie insoupçonnées. Et dûment commentées le lendemain dans un palace de la Croisette où on le retrouvait, tiré à quatre épingles et franchement détendu. Radieux même…

Focus: comment avez-vous approché ce rôle?

Gael Garcia Bernal: jouer aveugle était intéressant à tous points de vue; c’est comme si quelqu’un nous avait enjoint à en revenir aux aspects les plus basiques de la condition humaine. Perdre la vue, c’est un peu comme s’il y avait un immense coup de balai, et qu’il nous fallait tout reprendre à zéro. Je pouvais dès lors interpréter ce personnage avec un maximum de liberté en me basant sur les éléments figurant dans le roman de Saramago, qui constituait un point de départ fort libérateur.

Que représente, à vos yeux, le Roi du dortoir 3 ?

Je peux avoir un regard objectif sur ce qu’il représente dans le roman. Lorsqu’il s’agit de survivre, la nature propose deux options: l’une est de parvenir à la compréhension réciproque et de créer une communauté où l’on partage les richesses pour le bénéfice et la survie de tous. La seconde est de détruire les autres de manière à pouvoir survivre soi-même. Et le Roi opte pour cette dernière. On peut trouver beaucoup d’analogies, d’exemples et de parallèles à ce processus de prise de décision dans la vie réelle. Et en conclure qu’il s’agit d’une option kamikaze: que ce soit dans l’histoire du film ou dans l’Histoire (et, j’en ai la conviction, dans le futur), ce type de décision ne peut que conduire à votre anéantissement. Des empires et la société ont de tout temps fait le choix de l’extermination de l’autre pour survivre, des Aztèques aux Romains, de la Révolution française à la guerre en Irak. Historiquement, cela a toujours conduit à la chute et à l’extermination des uns et des autres. La nature offre toutefois cette possibilité, ce qui ne signifie aucunement qu’elle se justifie à mes yeux. Mais la nature n’a jamais obéi aux lois de la justice.

Quel est votre sentiment personnel à l’égard du monde dans lequel nous vivons?

Blindness arrive à point nommé. Saramago est quelqu’un d’intelligent et un analyste cynique de l’humanité, mais c’est aussi quelqu’un ayant beaucoup d’attention et d’amour pour la condition humaine, les êtres humains et la nature. On peut considérer cette histoire de manière froide, comme une fable tentant de cerner ce qui se produirait si d’aventure… nous perdions le sens de la vue. De même que l’on pourrait s’interroger sur les conséquences s’il devait jamais se produire un phénomène nous permettant de nous comprendre les uns les autres.

Qu’est-ce qui provoque l’extrême agressivité du Roi? Est-elle innée ou s’agit-il d’un instinct qui ressort du fait de l’épidémie?

On en revient aux deux options dont je parlais précédemment. Pour moi, cela dépasse le caractère inné ou non, cela ressort à la condition humaine. Je refuse de poser un jugement moral sur ce personnage: il décide d’agir de la sorte parce qu’il considère que c’est là que réside sa chance de survie. Mais aussi parce qu’il a un flingue – et qu’il peut dès lors exercer sa puissance.

Avez-vous jamais été confronté à une situation extrême où vous avez été surpris par votre façon d’agir?

En relativisant, une situation extrême serait, pour moi, d’être victime d’un accident. Je ne vois rien de plus extrême. Sinon, il m’est bien arrivé un jour d’avoir perdu ma carte de crédit et de rester pendant cinq jours sans argent à Cuba. Cela peut, en un sens, paraître extrême. Une situation extrême, c’est lorsque l’impossible se produit – après une tempête dévastatrice, par exemple. Le côté positif de ce type de situation, c’est qu’on en revient à l’essentiel. C’est lorsqu’on a un accident que l’on réalise combien la santé est essentielle. A Cuba, j’ai finalement trouvé le fait d’être sans argent assez libérateur.

Pour en revenir au film, si l’on perd la vue, on développe un fort degré de perception dans d’autres directions. Saramago privilégie une approche froide, quasi anthropologique des choses: il organise une biosphère dans laquelle il place des gens dont il observe ensuite les réactions. C’est un penseur tout à fait étonnant: il est capable d’analyser et même de rire de ces choses, tout en restant incroyablement proche de la condition humaine. C’est un tenant de l’humanité, en fait…

Dans quelle mesure un film comme Blindness est-il le reflet d’un engagement personnel?

Certains considèrent que la fiction n’a pas les moyens de changer les choses. En défendant un film comme celui-ci, qui n’est rien d’autre qu’une histoire, je considère faire preuve d’engagement. On croit parfois que l’engagement se mesure aux films politiques que l’on tourne, mais je ne pense pas devoir justifier mes actions de la sorte. L’histoire de Blindness permet à chacun d’établir les parallèles qu’il souhaite. Pour moi, la fiction est en mesure de changer le monde, sans devoir nécessairement être basée sur la réalité. Au bout du compte, il appartient toutefois à chacun de savoir ce qu’il veut. On ne peut donner trop de responsabilités à un film, mais je pourrais en mentionner beaucoup qui m’ont changé, au premier rang desquels ceux que j’ai tournés.

Pour en revenir à votre mésaventure cubaine, qu’avez-vous fait?

Une précision, d’abord: les cartes de crédit ne fonctionnent pas à Cuba, cela n’avait donc guère d’importance (rires). Mais voilà, confronté à une situa-tion nouvelle, que fait-on? On trouve, au jour le jour. Quand j’avais 18, 20 ans, et pratiquement pas un sou, je comptais le peu d’argent que j’avais, et je me posais la question: vais-je aller au cinéma ou boire une bière? Ou dormir?

Quelle décision preniez-vous?

D’abord boire une bière, et puis décider…

Entretien Jean-François Pluijgers, à Cannes

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content