Une vie, l’absolu féminin par Stéphane Brizé
Après La Loi du marché, Stéphane Brizé adapte le premier roman de Maupassant pour livrer, avec Une vie, le fascinant portrait d’une femme dont l’innocence est mise à l’épreuve du monde.
Changement de cap apparent pour Stéphane Brizé qui, un peu plus d’un an après La Loi du marché, drame inscrit dans la fracture sociale du présent, tente une incursion dans le film d’époque avec Une vie, adapté du premier roman de Guy de Maupassant, trajectoire de vie ayant pour décor la Normandie des débuts du XIXe siècle. Si, de leur contexte historique à l’environnement au sein duquel ils se déploient, tout sépare a priori ces deux projets, un même rapport au monde les relie pourtant. A savoir cette haute idée de l’homme qui anime tant Thierry, l’agent de sécurité qu’incarnait Vincent Lindon dans le premier, que Jeanne, la jeune femme bien née mais démunie face aux vicissitudes de l’existence que campe Judith Chemla dans le second, à l’origine de la « nécessité de raconter ces histoires » éprouvée par le réalisateur. Explications à l’occasion d’un entretien en deux temps, la conversation, entamée à la Mostra de Venise, se prolongeant au festival de Namur…
Avez-vous ressenti après La Loi du marché, un film on ne peut plus contemporain, le besoin de vous atteler à quelque chose de totalement différent, un film d’époque en l’occurrence?
On pourrait poser la question à l’envers, parce que le projet d’Une vie a été initié avant La Loi du marché. J’ai écrit, tourné et monté ce dernier à une époque du développement du scénario d’Une vie où je cherchais un financement. La Loi du marché est donc un film qui s’est invité à l’intérieur du processus d’écriture et de réalisation d’un autre. Mais, très honnêtement, je ne courais pas spécialement après le fait de tourner un film d’époque, avec toutes les contraintes, financières et autres, que cela génère, celles-là même dont j’essaie de me libérer. Pour autant, je n’ai jamais envisagé un dispositif différent, ni de transposer le roman à une autre époque pour échapper à ces contraintes, parce que la singularité de cette famille et de leurs rapports rend l’histoire intemporelle. En la laissant très naturellement dans son époque, on a affaire à des sentiments et des émotions tout à fait universels et intemporels.
Qu’est-ce qui vous parlait intimement dans le roman de Maupassant?
Quand je l’ai lu, j’ai éprouvé un lien immédiat avec cette histoire et avec la jeune femme qui en est le personnage principal. Ce n’est que des années plus tard que j’ai pu mettre des mots sur un sentiment -je fonctionne toujours comme cela, l’intellect venant après un ressenti-, à savoir que j’ai pu constater qu’une part de mon expérience personnelle dans le rapport au monde croisait celle de Jeanne. Cette dernière rentre dans la vie d’adulte avec une forme de naïveté, une foi incroyable en l’homme en qui elle croit comme elle croit en la nature. Comme celle-ci ne ment pas, elle a un rapport au monde très absolu, dans la vérité et la sincérité, sans qu’il soit porté par aucun dogme religieux ni par un discours pompeux. Elle croit en l’homme, sans parvenir à lâcher cette certitude et à faire le deuil du paradis perdu de l’enfance. Et cette expérience-là, je l’ai faite. J’ai accédé à la nuance, mais cela s’est avéré douloureux, parce que j’ai eu l’impression de trahir un idéal.
C’est le passage à l’âge adulte…
L’expérience du passage de l’enfance à l’âge adulte, c’est exactement cela.
De Mademoiselle Chambon à La Loi du marché et, aujourd’hui, Une vie, vos personnages ont en commun une droiture morale….
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C’est vrai, et ils ont cette très haute idée de l’homme que je partage avec eux, cette idée rousseauiste que l’homme naît bon, même s’il peut être perverti par son expérience du monde. On trouve aussi cette haute idée de l’homme dans les films des frères Dardenne: quels que soient les endroits par lesquels il peut passer, il peut transcender cette expérience, et accéder à une part de lui plus lumineuse. Mais il n’y a pas de dogme religieux derrière, c’est juste une idée du monde. Je crois en la capacité de résilience, de grandeur de l’homme. Mais en même temps, je suis en mesure de voir sa capacité de noirceur et je trouve cela fascinant et bouleversant de voir comment tout cela cohabite. C’est d’ailleurs un champ d’investigation que je devrais explorer, ce côté plus sombre, la difficulté ou l’incapacité d’un être humain à dépasser certaines choses.
Qu’est-ce qui vous a convaincu que Judith Chemla serait Jeanne, qui est pratiquement de chaque plan?
Je ne crois pas du tout à la notion de personnage, ni à celle de construction d’un personnage, ou de composition. Je n’y crois pas parce que j’y vois une fabrication m’éloignant du réel et du réalisme. Je vais donc naturellement chercher des acteurs qui ont quelque chose à voir avec le personnage qui sera perçu par le spectateur. J’entame chaque tournage en disant aux acteurs que je vais faire un documentaire sur eux. On est à l’intérieur d’une fiction, parce qu’il y a une histoire, mais ceux que je filme sur le plateau, ce sont des gens, des personnes qui existent. Je ne fais pas autre chose qu’avec ce qu’ils sont. Je n’ai pas cherché de décalcomanie de Jeanne mais quelqu’un qui, dans sa manière d’appréhender le monde, allait lui faire écho. J’avais rencontré beaucoup d’actrices, mais Judith a un truc incroyable: « elle ne fait pas le bruit qu’il faut« , une expression que j’avais entendue dans le bouche de Jean-Pierre Bacri. C’est-à-dire que neuf acteurs sur dix vont faire globalement la petite musique à laquelle on s’attend, et souvent un peu cliché d’ailleurs. Pas mal, mais la vie, et donc ce qui m’intéresse, est beaucoup plus surprenante. Quand Judith arrive, elle fait uniquement avec ce qu’elle est. Elle n’utilise rien de ce qui pourrait exister ailleurs, elle dépose devant vous son être, son expérience de la vie, du monde, et c’est hallucinant, parce qu’en même temps, cela a à voir avec Jeanne, mais sa Jeanne à elle, et non la mienne. J’ai l’idée de là où je vais aller, mais c’est l’expérience de la vie de l’acteur qui va faire le chemin.
Comment avez-vous arrêté le dispositif esthétique du film, avec la caméra à l’épaule, mais aussi son format carré?
La caméra à l’épaule traduisait pour moi l’idée que Jeanne ne lâchait pas son idéal de vie, qu’elle était toujours vivante, comme une petite flamme poussée par le vent, mais qui refuse de s’éteindre. Autour de cette certitude, il y a eu une interrogation: j’ai eu l’intuition du format carré dès le départ, mais j’ai voulu le questionner, et j’ai fait l’essai du cinémascope, caméra à l’épaule, avec ma comédienne, en robe. Tout de suite, j’ai eu l’impression que c’était du faux modernisme, comme si j’avais voulu imposer au marteau et au burin un modernisme un peu ringard d’ailleurs. J’ai donc repoussé cette idée et j’ai testé le 1: 33, le format carré. Et là, on est bien. Après, j’ai pu mettre des mots dessus: le mariage d’un cadre un peu désuet, parce qu’il appartient surtout à des films du passé, et de la caméra à l’épaule, qui est plus moderne, peut créer de l’intemporalité. Et puis, il y a un élément dont, étrangement, je n’avais pas conscience, à savoir que ce cadre carré correspond à l’étouffement de Jeanne, de sa vie, quelque chose de très oppressant. Tout a trouvé son sens, nourri d’abord par une intuition, et ensuite une réflexion.
Une vie épouse un rythme singulier. Comment l’avez-vous établi?
De manière assez similaire à mes autres films, en faisant confiance au temps de la vie. Lequel, à l’intérieur des scènes, est un temps qui ménage parfois des silences et n’est pas hystérique. Sauf si on met en scène une situation hystérique, les discussions font qu’il y a des moments de vide. Et je ne veux pas les soustraire, au contraire, parce qu’ils participent à l’effet de réel, et au réalisme que je poursuis. Pour m’autoriser cela à l’intérieur des séquences, je suis obligé de gérer mon récit de manière un peu rapide: j’ai très peu, ou même jamais de scènes de transition, je passe très vite d’une scène à une autre, et je suis tout de suite à l’intérieur de la séquence. Quant au moment où couper, une image me vient à l’esprit, celle de la balle de tennis en haut du rebond. Si on renvoie la balle quand elle est en haut, elle repart beaucoup plus vite que si on la laisse retomber. Il faut l’emmener en haut de la parabole et taper à ce moment-là. Et moi, couper. Mes films sont relativement lents, mais le récit y est mené sans répit, pour que je puisse m’autoriser, à l’intérieur des séquences, une gestion du temps beaucoup plus réaliste, qui n’ignore pas les vides, les attentes. Avec une préoccupation constante: éviter que le spectateur ne s’ennuie.
Quand vous tournez Une vie, c’est une façon de vous soustraire à la loi du marché, en ce sens qu’elle imposerait un formatage, par exemple?
Si c’est ça, je ne le fais pas consciemment. Mais je suis obligé de constater qu’effectivement, c’est assez gonflé d’imaginer faire un film d’époque aujourd’hui et de réussir à rassembler une somme qui, sans être incroyable -5,5 millions d’euros-, est quand même assez conséquente. Je n’avais jamais réalisé de film à ce prix-là. Et qui ne réponde pas forcément aux codes de rapidité qu’on voit dans beaucoup d’autres. Je ne fais pas autre chose que ce qui me semble juste pour créer une émotion, et cela ne correspond objectivement pas spécialement aux attentes du marché. Donc, je m’expose. Mais en même temps, le marché n’attendait pas non plus La Loi du marché. J’ai toujours fait des films avec une forme d’exigence accrue autour du cinéma, et j’en suis ravi, doublée de celle de partager quelque chose avec le spectateur. Je pense beaucoup à lui, je ne souhaite pas l’ennuyer, je ne veux pas faire un cinéma dit élitiste, mais force est de constater, sans faire un cinéma abscons du tout, qu’il ne rentre pas dans les canons de la beauté classique des films. Mais je ne suis pas à un autre endroit que le mien, je ne prends pas la pose.
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