UN PIED DANS LE CINÉMA GREC, L’AUTRE DANS LE CINÉMA FRANÇAIS, L’ACTRICE DE FIDELIO POURSUIT UNE CARRIÈRE ATYPIQUE. ET SI ELLE JOUE AUJOURD’HUI UNE MILITAIRE DANS VOIR DU PAYS, LE NOUVEAU FILM DES SoeURS DELPHINE ET MURIEL COULIN, ELLE N’ENTEND PAS POUR AUTANT RENTRER DANS LE RANG.
Ariane Labed, on l’a découverte en 2010 dans Attenberg, un film étonnant d’Athina Rachel Tsangari où elle se livrait à de cu- rieuses chorégraphies en compagnie d’Evangelia Randou. De quoi frapper les esprits, et taper dans l’oeil de Quentin Tarantino qui, présidant le jury de la Mostra de Venise, devait lui octroyer la coupe Volpi de la meilleure actrice pour sa première apparition à l’écran. C’est pourtant à la danse que se destinait la jeune femme, née au milieu des années 80 à Athènes de parents français, et ballotée ensuite entre Grèce, France et Allemagne. Mais si son CV aligne dix années de danse classique au Conservatoire des Ballets du Rhin de Mulhouse, elle s’épanouit bientôt au théâtre, étudiant à l’université de Provence avant de fonder la compagnie Vasistas avec Argyro Chioti, et de rejoindre ensuite le théâtre national grec.
Moment où sa rencontre avec Tsangari la fait bifurquer: « Je n’ai jamais rêvé d’être une actrice de cinéma, c’est arrivé un peu comme ça, par hasard… »,pose la comédienne, qui en a conçu une certaine exigence: « J’essaie de ne faire que des films ayant, selon moi, un truc à dire ou une langue à proposer. J’aime bosser avec des gens qui prennent des risques et qui cherchent. J’essaie de faire des choix qui font sens… » Une disposition aventureuse qui lui a incontestablement souri, et vaut à Ariane Labed de présenter l’une des filmographies les plus passionnantes du moment. La comédienne a ainsi travaillé avec Yorgos Lanthimos, son mari à la ville avec qui elle a tourné les mémorables Alpis et The Lobster, Richard Linklater, pour qui elle fut de Before Midnight, mais encore Guy Maddin (La Chambre interdite), Antoine Cuypers (Préjudice) ou Lucie Borleteau pour Fidelio, l’odyssée d’Alice, le film lui ayant valu une reconnaissance plus large, assortie d’une bordée de distinctions, du prix d’interprétation glané à Locarno à une nomination au César du meilleur espoir.
Des femmes dans un monde d’hommes
L’actrice y campait une femme tentant de garder le cap dans un monde d’hommes, marin laissant son amour à terre pour embarquer à bord d’un cargo défraîchi se trouvant être commandé par son premier grand amour. On la retrouve dans un environnement non moins masculin dans Voir du pays (lire critique en page 20), le nouveau film des soeurs Coulin (17 filles), où, aux côtés de Soko, elle incarne une jeune militaire de retour d’une opération en Afghanistan. Et passant, avec sa section, par un « sas de décompression » organisé par l’armée française dans un palace chypriote. « Que ce film vienne après Fidelio n’est peut-être pas qu’une coïncidence, soupèse-t-elle. Il s’agit dans les deux cas de films de réalisatrices, et je me reconnais dans ce vers quoi elles vont. Elles portent un regard très intéressant sur les femmes en les plaçant au milieu des hommes, mais aussi, de ce fait, un regard très intéressant sur ceux-ci. Ces deux films arrivent à la suite, et si c’est un peu étrange, cela sonne juste pour moi. »
« Ariane Labed et Sokon’ont peur de rien », observent de leur côté Delphine et Muriel Coulin, qui évoquent « deux filles puissantes dans la vie comme à l’écran »,avant de louer le perfectionnisme de l’actrice: « Elle est venue avec nous effectuer un séjour en caserne, elle a suivi un entraînement physique pendant six mois, elle travaille son personnage en permanence. » Une expérience marquante pour la comédienne qui, de son propre aveu, ne connaissait rien à la réalité l’armée et, a fortiori, de militaires de retour d’opérations: « Avoir touché à cela et travaillé là-dessus était fascinant. Une des chances que l’on m’a données est de pouvoir approcher un peu des vies comme celles-là. » Et d’user sans modération du terme « hallucinant »…
Si Voir du pays charrie son lot de douleur et de traumatismes –« C’est un film sur la violence humaine en général », résume-t-elle fort à propos-, il se place aussi résolument du côté de la vie, guidé par une énergie incandescente. Le film déborde par ailleurs allègrement du cadre étouffant d’un sas de décompression aux effets incertains pour porter un regard aiguisé sur le monde -jusqu’à la Grèce, berceau de la démocratie, qui s’y fraie un chemin, sujet qui a le don de rendre Ariane Labed véhémente. « Ce qui se passe en ce moment me bouleverse. J’ai grandi avec une vraie idée de l’Europe parce que je suis née en Grèce, j’ai vécu en Allemagne et maintenant, je vis à Londres. Pour moi, l’Europe, c’est du concret. Ce n’est pas une utopie, encore moins économique, c’est une vérité culturelle. J’ai un vrai romantisme par rapport à cela, et je sais que cela part en miettes. Entre le moment où je suis née et aujourd’hui, la différence est énorme. Je suis arrivée en Allemagne quand le Mur est tombé, tout se dessinait vers quelque chose de très positif, et là, on referme les frontières, c’est lamentable. J’ai presque honte… » Et d’affirmer le caractère politique de ses choix -fût-ce Assassin’s Creed, adaptation d’un jeu vidéo qu’elle a tourné récemment avec Justin Kurzel: « Tous nos choix sont politiques, et mes films sont aussi cela. La place que je veux avoir comme artiste dans ce monde-là est une place politique. Je ne dis pas que je suis en train de changer le monde, mais j’ai envie que ma place se trouve dans quelque chose de juste et qui puisse parfois, je l’espère, m’ouvrir les yeux, à moi et aux autres… »
TEXTE Jean-François Pluijgers, À Cannes
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