Anvers, culture et N-VA: Bart ou encore?
Il y a six ans, lors de l’arrivée au pouvoir de Bart De Wever à la tête d’Anvers, on avait visité les cultureux de la métropole flamande. On est retourné sonder le royaume urbain de la N-VA.
Prenez un morceau de Saint-Gilles et mélangez-le à Williamsburg. Résultat, la Provinciestraat, à deux pas du zoo d’Anvers, est un mix d’Arabes, de bobos, de Polonais, de Congolais et de Juifs orthodoxes. Qui, en ce samedi de février de shabbat, ont sorti leur plus beau shtreimel, imposant chapeau de fourrure et complément d’une redingote et de chaussures couleur Soulages. « Ici, il n’y a pas de problème majeur de cohabitation basée sur la race ou la nationalité. Les Juifs et les Arabes se croisent en rue ou dans les magasins. » Nicolas Rombouts appartient à la catégorie des culturels, vu la taille de sa bibliothèque qui brasse large, de Tom Lanoye aux mangas en passant par les bios en tout genre. Son vaste salon d’une maison de la fin du XIXe donne sur le permanent kaléidoscope de la rue. « Quand je suis arrivé ici il y a un peu plus de six ans, le deal était partout, des mecs se piquaient devant la porte. Maintenant, ça a disparu du coin. Mais pas forcément grâce à Bart De Wever et à une présence policière plus lourde. Plutôt par un processus de gentrification avec des signes comme le coffee shop branché vélos à 100 mètres. » Nicolas sourit: Anvers coule dans ses veines via la musique. Ex-fondateur des « enfants terribles » de Dez Mona -qu’il a aujourd’hui quittés- ce contrebassiste-compositeur-producteur joue de l’éclectisme jazz, pop, rock en compagnie de Stef Kamil Carlens, Simon Lenski (DAAU), Bert Dockx (Dans Dans), Stijn Meuris ou Guido Belcanto, crooner cabaretier. « Guido fait partie des artistes qui, il y a une quinzaine d’années, ont joué contre la fermeture des bordels d’Anvers, proches du port historique. Aujourd’hui, le port est sorti de la ville et ses industries polluantes ne cessent de grandir. On parle de la construction d’un nouveau centre de pétrochimie et Bart De Wever s’en fout, parce qu’il n’y a qu’une seule chose qui l’intéresse: le commerce réalisé selon ses principes de néo-libéralisme. Ça commence à se ressentir: que ce soit dans les grandes expos « prestigieuses » comme celle consacrée au baroque ou cet autre projet un peu fou d’inviter les énormes bateaux de croisière à amarrer sur la rive droite de l’Escaut. En dépit des risques évidents de pollution. »
De Muze
Le GPS de la bagnole se perd dans les sens interdits et les infernaux travaux du centre: le bordel anversois est désormais plus en rue qu’en vitrine. On finit par garer la voiture sur d’anciens rails à la Frankrijklei, en espérant que le tram n’y passe plus… À vitesse de marche, le Meir s’arpente dans la foule d’un interminable piétonnier surchargé d’enseignes commerciales, ce qui permet de voir une sublime maison historique, précédemment librairie, transformée en McDo. Le symbole est presque trop gras dans une ville soupçonnée d’enjamber les permis de construire pour favoriser la construction d’immeubles rentables, donnant au site d’investigation Apache une constante matière à enquêter sur les fraudes et corruptions locales. Alors que les promesses de nettoyage de Bart patinent, Anvers est toujours un centre européen de la coke et des membres de la N-VA sont maintenant accusés de traficoter les titres de séjour de ces réfugiés que le parti ne cesse de criminaliser. Les conséquences sont aussi culturelles. Rombouts: « La N-VA a un point de vue beaucoup plus économique qu’idéologique et ça se sent dans la culture. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de possibilités underground à Gand et Bruxelles qu’à Anvers. Ce qui oblige les artistes à improviser davantage dans des petits lieux, des appartements privés, de jeunes galeries ». Preuve au rendez-vous suivant, au café De Muze. Cette institution anversoise de la contre-culture, lancée en 1964, recevait autrefois Archie Shepp et John Lee Hooker qui y croisaient l’écrivain Hugo Claus ou le plasticien Panamarenko. Désormais, la ville y limite le niveau sonore, y compliquant le live électrique. Rendez-vous y est fixé avec Gregory Frateur, actuel chanteur de Dez Mona, guide de Focus il y a six ans alors que la N-VA venait de prendre possession de la ville, suite à un long règne socialiste(1). Le café est bourré, on file ailleurs. Frateur: « La ville est devenue complètement frustrante, y compris dans son infrastructure routière: même à vélo, il est pratiquement impossible d’entrer dans Anvers ou d’en sortir. Tu risques ta vie tous les jours (sourire) . Mais il n’y a pas que ça : il y a six ans, il y avait beaucoup de bars avec de la musique live, où tu pouvais te produire, essayer des choses. La scène artistique anversoise est toujours importante mais la ville devient plus clean, plus aseptisée, plus froide, davantage tournée vers le tourisme. Tout semble devenu une question de règles et de commerce. » Il y a six ans, la N-VA célèbrait sa victoire anversoise et invitait de multiples artistes à se produire, y compris Gregory Frateur et Nicolas Rombouts, alors le noyau de Dez Mona. « Avec Nicolas, on a beaucoup discuté sur l’opportunité d’accepter mais Anvers est notre ville, notre maison, alors on y est allés pour deux chansons. » Dont She Is a Haven, où il est question de trouver un foyer dans la cité. Pour laquelle les organisateurs demandent de supprimer une phrase « pour rendre le texte plus positif ». Nico et Gregory acquiescent puis interprètent la version originale, sans réaction aucune. « La preuve que personne n’écoute les paroles », rigole Gregory, qui habite Borgerhout, quartier d’Anvers évoquant le tissu ethnique et social de Molenbeek. À deux pas, le Roma, splendide ex-cinéma reconverti en salle de concert, gérée par un collectif d’habitants: « J’ai longtemps habité Zurenborg (à l’est du centre-ville, réputé pour ses maisons Art Nouveau) et j’ai fini par connaître mon premier voisin après six ans. Et là, à Borgerhout, je connais tout le monde. Je ne crois pas que la politique sécuritaire de De Wever rapproche les gens, que du contraire ». Tout cela percole-t-il dans la musique de Dez Mona? « Pas dans notre nouveau disque, (le très recommandé) Book of Many. Mais dans notre prochain projet avec B.O.X. (ensemble baroque, NDLR), je pense qu’il y aura un zoom sur la ville et la place que l’on veut y occuper. »
Black Speaks Back
Anvers, une histoire de quartiers? « Oui, et on le voit quand, lors de notre festival d’été, une scène mobile se déplace dans une dizaine de quartiers anversois: le public change de jour en jour, de façon très visible. Certains endroits sont plus flamands, d’autres ont gardé leur diversité. » Patrick De Groote est un peu anthropologue et topographe par obligation. Depuis plus de 20 ans, il est la tête artistique du Zomer van Antwerpen et, depuis 30, boss du Sfinks. Soit 250 à 300.000 spectateurs pour le premier qui dure tout l’été avec des spectacles très diversifiés. Et près de 100.000 pour les quatre jours de musiques du monde du second en juillet, à Boechout, à une encablure au sud-est d’Anvers. Une double programmation fixée à l’international incorporant aussi les nouvelles forces culturelles locales. « L’underground anversois n’a pas disparu mais il a peut-être changé de nature, de couleur. On le voit dans notre programme Zomerfabriek et des projets comme Black Speaks Back ou le récent Afroblood invité à De Roma. C’est la nouvelle génération des diasporas, entre autres africaines, qui multiplie les initiatives de niches mais devenant parfois suffisamment grandes pour être remarquées par les secteurs plus établis de la population anversoise. » Tout en précisant qu’en ce qui le concerne, les subsides de la Ville d’Anvers n’ont pas changé depuis l’arrivée de la N-VA au pouvoir, De Groote estime que son travail est moins politique que public: « Notre idée est de toucher les gens qu’on ne touche pas naturellement. On peut dire que le Sfinks a longtemps attiré surtout un public de gauche mais aujourd’hui, c’est bien plus mélangé: on peut être N-VA et venir au Sfinks, pourquoi pas? »
Beatnik viking
« J’ai eu cette discussion avec Bart De Wever en novembre 2017 à la Boekenbeurs d’Anvers et c’était vraiment très intéressant. Il a dit que mon livre avait changé sa vie. C’est troublant. » Le retour à Anvers a commencé un soir de février à la Librairie Graffiti de Waterloo par un speech de Jeroen Olyslaegers, écrivain à forte allure de beatnik viking, né en 1967. Il vient parler de Trouble, son premier livre traduit en français. Un récit de Seconde Guerre mondiale et de collaboration avec l’occupant -à laquelle son grand-père a adhéré- dans un livre qui a fait l’événement en Flandre à sa sortie en 2016. Et séduit le patron de la N-VA, bourgmestre anversois depuis 2013, volontiers vu de ce côté-ci de la frontière linguistique comme sympathisant d’un passé douteux, possiblement collaborationniste. « La littérature peut changer les choses. Et De Wever veut établir une commission historique pour la Shoah. À Anvers, la communauté juive, la plus importante de Belgique, compte 18.000 personnes », dit Jeroen. Conscient que l’électoralisme n’est peut-être pas étanche à De Wever, celui-ci appelant à la mi-février le Palais royal à s’excuser pour « son passé colonial ».
Six ans plus tôt, on croisait Jeroen sur la Groenplaats d’Anvers à la veille de Noël. Près d’une tente qui rassasie les SDF de potage et de cake, l’écrivain fait alors acte de militance au sein d’une organisation baptisée Occupy Antwerp: « Nous sommes inspirés du mouvement de Wall Street. J’avais écrit quelques colonnes sur le sujet dans De Morgen mais ça ne me semblait pas suffisant. Il fallait passer à une action plus directe dans une ville qui compte jusqu’à 25% de pauvres et qui pratique désormais la tolérance zéro par rapport aux clochards ». Aujourd’hui, début 2019, Jeroen, auréolé d’une nouvelle célébrité d’écrivain, dézoome le problème: « Il faut peut-être avoir un rapport haine-amour avec cette ville d’Anvers, et il y a sans doute une addition à régler, celle des années apocalyptiques que nous vivons ». Si le talent de Jeroen s’exporte en francophonie, celui d’Elise Caluwaerts, également rencontrée il y a six ans, est pleinement international. Cette amie et admiratrice d’Olyslaegers -« il nous ramène toujours à l’essentiel »- parcourt le monde avec son bagage de chanteuse lyrique. Des États-Unis, où elle s’est installée pour deux mois, elle nous offre une possible conclusion: « Cette gouvernance N-VA est peut-être moins pire que celle qu’on attendait, même si parfois ils donnent l’impression de tout faire passer par le prisme flamand. Et ce qui est plus à la marge, les jeunes projets, sont moins aidés que dans les années 2000 alors que les subsides sont nécessaires pour que l’existence ne soit pas une bataille permanente. Il faut pouvoir continuer à expérimenter, à choisir de nouvelles formes à son travail. Il faut que tout reste possible parce qu’on sait bien qu’une société sans culture, c’est rien, c’est sec, c’est sans magie ni réflexion. » Histoire à suivre. Dans six ans?
(1) Suite aux élections communales d’octobre 2018, la N-VA, en première position des votes, a formé une coalition à la tête d’Anvers avec les socialistes de la sp.a et les libéraux de l’Open VLD, ces deux derniers restant minoritaires.
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