An Pierlé et sa passion pour les livres

An Pierlé: "J'ai une imagination très visuelle. Quand je lis un roman, je le vois devant moi." © Debby Termonia
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Cette semaine, étape à Gand chez An Pierlé, chanteuse cascadeuse dont l’univers noir et la fantaisie vont régulièrement puiser leur matière dans les livres. Une approche passionnée de la chose littéraire qui, sans surprise, entend aussi joyeusement décloisonner les genres.

Jardin secret: chaque semaine, portrait d’un artiste belge par le prisme d’une passion qu’il cultive à côté de son métier.

Matin d’été, dans une petite rue piétonne de Gand. Sur la porte, un message un peu déchiré. « Geen bel. Op de deur (HARD) kloppen. » Embrouillamini charmant de cheveux blonds tout juste sortis de la douche, bayant aux corneilles et sifflotant à la fois, An met la bouilloire sur le feu. « De la tisane à la sauge, parce que c’est bon pour la voix! » La sienne, en l’occurrence, est reconnaissable entre mille, et peut-être encore davantage quand An Pierlé pratique son français, plein de curieuses tournures désarmantes. Gand, cela fait presque 20 ans que l’Anversoise y vit, partageant ses jours et ses nuits avec Koen Gisen, son complice, amoureux et producteur. Et leur tanière est de ces maisons où l’on crée autant qu’on habite: en bas, le studio d’enregistrement, en haut les pièces de vie. Mais régulièrement, la musique monte, solos de guitare ou de batterie, jusque tard dans la nuit, et tout finit par se mélanger un peu. « Souvent, je cuisine pour les groupes qui viennent enregistrer, comme ça on a une grande table et on est tous là, c’est gai. »

Bibliothèques mobiles

Pour l’heure, on suit An, petit soleil domestique qui grimpe les marches jusqu’à l’étage. « Ici, c’est grand et bordélique! » Dans la pièce -un vaste plateau sans murs-, c’est effectivement la rencontre des genres: longue table, grand lit, magistral piano à queue noir, châteaux de contes en plastique rose, peau de vache, chaussures de gala pailletées (« je les mets que quand je suis sûre que je ne devrai pas marcher« ), fausse chouette empaillée, anciens bricolages, balançoire magiquement tombée du plafond (« tu peux l’essayer si tu veux!« ) et une porte -une seule: celle de la petite chambre bonbonnière d’Isadora, sept ans et demi, princesse des lieux. « Elle n’aime pas vraiment ma musique. Souvent, elle me dit « maman, quand tu chantes, c’est trop triste et trop fâché » (rires). »

À embrasser les lieux du regard, difficile pourtant de ne pas rapidement repérer une constante. De la cuisine (la bio de Leonard Cohen) à la salle de bains (une panoplie d’albums pour enfants), tranquillement posés sur la table en bois (le Journal de Sylvia Plath et la Correspondance d’Iris Murdoch, aux pages gondolées d’avoir été lues au bain) ou débordant littéralement de bibliothèques en métal: chez An et Koen, les livres sont partout. Ils semblent même, à l’image de tous les objets dont ils s’entourent, être dotés d’une vie propre. « En ce moment, je lis plein de trucs à la fois. Je commence, j’ai envie. Et puis la concentration me manque, je ne sais pas pourquoi. Là, c’est toute la correspondance de Claude Debussy, c’est une décadence (sic) que je me suis offerte, parce que c’était très cher. Et puis, je lis aussi la biographie de Raspoutine. C’est un personnage tellement intriguant! J’ai aussi commencé L’Invention de la nature, c’est la biographie d’Alexander Von Humboldt. Ça parle beaucoup des sciences naturelles, dedans il y a aussi de petites bios de Darwin, Goethe, Thoreau… J’aime vraiment comme ça, quand tout est lié! En fait, je lis plus de non-fiction en ce moment. Avec ma fille, là je m’autorise vraiment la fiction pure… Cet été, on lit chaque soir un peu de L’Histoire sans fin de Michael Ende. C’est génial! »

C’est, comme souvent quand il s’agit de passion, justement dans l’enfance qu’il faut aller chercher l’origine de l’inclination de la chanteuse pour les lettres. Cet âge plastique où on aime partir pour des mondes -rassurants ou inquiétants, pourvu qu’ils soient autres. L’âge de la transmission, aussi. « Ma maman me donnait des livres qu’elle avait lus quand elle était très enfant. » Ce sera, classiquement, la bibliothèque rose, les Enid Blyton. Ou Les Quatre filles du docteur March de Louisa May Alcott. « Je l’ai lu tellement de fois quand j’étais petite, parce que c’était comme de rentrer dans un univers dans lequel j’aimais tellement être, et aussi c’était terriblement romantique bien sûr (rire)… » La naissance d’un goût, mais aussi la conscience, plus douloureuse, de ce que la culture clive.« Je ne viens pas d’un milieu littéraire. Et je crois que j’ai longtemps eu un complexe de ne pas être assez intellectuelle. Dans le village de ma grand-mère, j’avais un copain dont la mère était sculptrice, et très fan de Thomas Mann, tu vois le genre. C’était vraiment une maison bohème, avec plein de livres. Ils avaient demandé si je pouvais aller y faire mes exercices de piano. Et moi je détestais faire mon piano, mais j’ai compris que c’était un moyen pour moi d’aller chez eux. Pour moi ça représentait un vrai monde créatif et intellectuel. Je pense que j’étais un peu jalouse de ces gens. Quand tu es vraiment éduqué avec ça, c’est une richesse, tu as appris très tôt. »

La vie au musée

An Pierlé et sa passion pour les livres
© Debby Termonia

Cette année, An n’est pas encore partie en vacances. Après avoir sorti Cluster en mai dernier, nouvelle sombre et passionnante promenade discographique entre saxophone, trompette et… orgue, la petite soeur flamande de Kate Bush passe pour le moment ses journées d’été dans l’air climatisé d’un musée. En l’occurrence, au MSK, le Museum voor Kunsten de Gand. Chaque jour pendant les heures d’ouverture, elle s’y délimite un espace mouvant, déplaçant son piano de salle en salle, répétant des morceaux… de morceaux, faisant ricocher ses vocalises sous les hauts plafonds, invitant des musiciens. Le tout sous l’oeil parfois interloqué des visiteurs, mais aussi sous celui, silencieux, des peintures séculaires (c’est au MSK qu’est entre autres exposée la restauration de L’Agneau Mystique). Son projet sur place s’appelle Serendipity in progress. Utiliser tout ce qui arrive comme un cadeau, inventer de nouvelles formes, aller plus loin: l’expérimentation a justement toujours été au coeur de l’approche tout-terrain de sa musique aérienne et viscérale. Logique que la littérature vienne un moment s’y faufiler. D’autant qu’à l’exception de l’une ou l’autre reprises (les mémorables Il est cinq heures, Paris s’éveille de Dutronc, le Such a Shame de Talk Talk), An Pierlé écrit tous ses textes en clair-obscur depuis son premier album Mud Stories en 1999. « Écrire pour moi c’est difficile. La musique, c’est le plus naturel: ça vient. Mais écrire des paroles, c’est toujours le plus dur. C’est pour ça que lire, c’est vraiment inspirant pour moi. J’ai une imagination très visuelle. Quand je lis un roman, je le vois devant moi. J’ai sans doute moins d’attention pour le côté vraiment littéraire des phrases, parce que je pars immédiatement dans l’image. Pour moi, les livres sont aussi des films! Si je lis des lettres par exemple, je vois la chambre où elles ont été écrites. Et j’aime aussi ça, dans l’écriture des chansons: de plus en plus, je pense que ce sont de petits films, des photographies sur des émotions que j’essaie de capturer pour pouvoir y retourner quand je le souhaite. » Justement. Sur son dernier album Cluster, on se passe par exemple en boucle le morceau Huntifix, petit miracle de pop lascive qui raconte une captivité amoureuse. Alors, on s’interroge: comment et pourquoi certaines lectures finissent-elles par infuser l’écriture de ses couplets? « Avant je soulignais des phrases dans les livres. Mais j’ai remarqué que je n’y retournais pas par la suite. Sans doute parce que je ne voudrais pas voler quelque chose volontairement. Donc je garde un genre d’expresso des idées! Ce qui me reste collé est retravaillé par mon cerveau et alors là je peux l’utiliser. Parce que ça devient de l’inspiration et non pas du plagiat. Je dirais que ce que j’utilise, c’est plutôt des morceaux de livres, le sentiment qui en reste. »

La littérature a aussi parfois pu faire une incursion plus directe dans son univers musical. Comme quand elle intitule un de ses morceaux The House of Sleep d’après le livre éponyme de Jonathan Coe. Ou comme quand, il y a trois ans, elle contacte des romanciers et leur propose de lui écrire des textes. Côté francophones, Christine Angot, Pierre Michon, Philippe Djian, Amélie Nothomb, Marie Darrieussecq, Philippe Claudel manifestent leur intérêt. Le travail commence même sérieusement avec certains d’entre eux. Mais le processus ne s’avère pas si fluide. « Même si ce n’est pas de la grande littérature, mes paroles en anglais ne sont pas toujours hyper simples, ce ne sont pas des paroles « pop ». Je voulais que les écrivains apportent plus que ce que moi j’aurais pu faire. Je me suis rendu compte que les écrivains n’ont pas tous un sens de… Ils ne pensent pas en truc chanté. C’est un autre métier! » C’est le moment que choisit justement Jaco Van Dormael pour l’appeler sur la BO de son Tout Nouveau Testament. « Et c’était très bien aussi! » Le projet est remisé. Comme d’autres, An n’exclut pas de le reprendre un jour.

S’il y a, donc, écrire et écrire, on ne peut s’empêcher de se demander quelle romancière elle aurait pu être. Pour elle, aucun doute: « J’aurais aimé avoir la génialité de Roald Dahl! Roald Dahl, c’est vraiment une joie des mots, des sons, ça sonne bien, c’est chouette! » Pénétrer la bibliothèque mentale (trilingue) d’An Pierlé, c’est laisser les étiquettes au vestiaire. En particulier, celles, pratiques, qui servent à ranger dans des rayons séparés les littératures pour enfants et pour adultes. Et d’évoquer, des étoiles plein les yeux, la parution, prévue pour l’automne, d’un nouveau livre de l’écrivain anglais Philip Pullman, auteur de la célébrissime trilogie À la Croisée des mondes. »Je suis très impressionnée par ces auteurs qui sont tellement géniaux qu’ils parviennent à expliquer en simplicité des choses très compliquées. Et donner une richesse d’esprit et d’âme aux enfants mais aussi aux adultes. J’aime les livres où il n’y a pas d’aspiration à être le plus intello. Ça ne m’intéresse pas, les gens qui écrivent pour écrire. Je pense qu’on peut parfois se cacher derrière la complication. C’est très ouvert de vouloir assumer des phrases simples. Je pense que chaque grand écrivain devrait essayer d’écrire un livre pour enfants. Ce n’est pas donné à tout le monde. Il faut vraiment retrouver son enfant en soi. » Le sien, An ne l’a sans doute jamais tout à fait égaré. Fée clochette un peu foutraque, elle est à elle seule un plaidoyer pour le droit à la fantaisie, à la noirceur, à l’imagination et au rêve. Le goût pour la lecture en fait décidément partie. « Lire est très important pour ça: quand tu crées, il faut chercher en toi. Pendant les moments où la vie ne va pas très facilement, tu voudrais bien te confronter à la réalité mais tu ne la vois pas. Tu dois percer des frontières que tu as construites toi-même. En lisant, il y a d’autres voix qui t’emmènent, et des pensées. C’est un déplacement. Ça t’aide à creuser plus profondément, à avoir une vie plus large. Certains livres m’ont vraiment ouvert un monde. »

Cluster, distr. PIAS

Serendipity in Progress, tous les jours, sauf le mercredi, jusque fin août, dans les salles du MSK Gent. www.mskgent.be

Dans la bibliothèque d’An Pierlé

Le livre…

…qu’elle aurait pu écrire?

De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête de Wolf Erlbruch. C’est exactement le genre de livre qui aurait pu venir de mon imagination!

… qu’elle aurait aimé aimer?

Ulysse de James Joyce. Je n’ai pas pu continuer. J’aurais aimé avoir l’intelligence… Mais je n’ai pas compris.

…qu’elle possède en double exemplaire dans la bibliothèque?

Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. Je dis toujours que c’est mon bouquin préféré, mais je ne sais pas vraiment pourquoi. À l’école, on avait un très vieux professeur de littérature. Il savait vraiment raconter, et il nous avait avec passion chauffés pour ce livre. C’est un livre qui porte plein en lui: un côté magique surréaliste, plein de belles images. Et le diable est tellement sympa (éclats de rires)! J’ai un très vieux projet de chanson d’après Le Maître et Marguerite que je n’arrive jamais à aboutir! »

…qui a marqué un avant et un après?

Narcisse et Goldmund de Herman Hesse. Sa lecture m’a vraiment marquée dans la première année de mes études de théâtre. C’est le livre parfait pour quelqu’un qui commence à être créatif. Ça ouvre, vraiment. C’était le bon livre au bon moment.

…qu’on a bien fait de lui conseiller?

Le Monde d’hier de Stefan Zweig. Avec Koen, j’ai un homme qui a beaucoup de cerveau, il a lu beaucoup, et il continue. C’est un homme riche, quoi (rires). Un jour, il m’a dit: « Il faut lire ça. » C’est un livre qui m’a impressionnée, qui m’a fait peur. Ça décrit une vie tellement proche de ce qu’on a maintenant: cette ambiance d’une Vienne très libre, culturellement tellement développée, avec plein de choses qui se passent. Le monde pense alors qu’il n’y aura plus jamais de guerre. Et puis la Seconde Guerre mondiale éclate et ça revient en une fois. C’est la même chose pour nous: on pense qu’on est à l’abri, mais ça peut arriver ici même demain.

…qu’elle a fait semblant d’avoir lu?

La Bible! Quand je faisais ma première communion, j’avais demandé à ma grande-tante qu’elle m’offre Le Vieux (sic) Testament, parce que enfant j’aimais tellement cette étrange histoire des dix plaies d’Égypte (rires). Elle était bonne-soeur, ça me semblait la bonne personne à qui le demander. Et elle m’a offert Le Nouveau Testament. J’étais très déçue. Pour moi, ça ne me semblait pas du tout aussi aventureux…

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