LA PLUS JAUNE DES FAMILLES YANKEES TRIMBALLE UNE SATIRE DE L’ONCLE SAM DEPUIS UN QUART DE SIÈCLE. L’OCCASION D’ÉVOQUER, AVEC DES SPÉCIALISTES LOCAUX, L’IMPACT DES SIMPSON.

Vue de l’esprit. Vous vivez depuis toujours en Antarctique, par exemple. Sans rien connaître des Etats-Unis. Un beau jour, par un hasard particulièrement bienvenu dans le cadre de ce dossier, l’intégrale des Simpson en DVD vous parvient. Que vous dit la série animée de l’Amérique actuelle et de son évolution? « Ça ne m’étonnerait pas que Les Simpson soient également célèbres en Antarctique », sourit Jonathan Gray, auteur du livre Watching with The Simpsons, dans lequel il examine notamment l’influence de Bart et des siens sur la télévision américaine. « Springfield nous dit beaucoup de la culture populaire américaine, sur ce que la société valorise culturellement, poursuit Jonathan Gray. L’humour, en règle générale, est un moyen efficace de faire connaissance avec une société donnée, puisqu’après tout, pour comprendre les blagues, il est souvent requis de connaître les codes de cette société, codes que ces blagues finissent à leur tour par enseigner. Or, Les Simpson, ce n’est pas juste quelques blagues, c’est 25 ans de blagues, ce qui donne une opportunité assez rare de voir ce qui est à la mode, ce qui ne l’est plus, ce qui est allé et venu dans la culture populaire américaine. »

Un point de vue partagé par Tyler Shores, enthousiaste fer de lance d’un cours liant… philosophie et Simpson dans la très sérieuse université californienne de Berkeley. Une idée audacieuse de prime abord, Socrate le penseur et Homer, probablement l’un des hommes les plus stupides (et attachants) de l’Ouest, n’étant pas forcément dans le même délire. « Les Simpson, c’est une série très dense, écrite avec profondeur et humour. Le show encourage un rire qui pense, un questionnement sur les lieux communs à notre sujet, au sujet des autres et du monde qui nous entoure -ce qui n’est pas sans rappeler l’attitude d’analyse critique qui est la tâche de la philosophie. La série a toujours été une satire acérée et intelligente de la culture américaine. Dès leurs débuts, Les Simpson ont joué avec les questions de politique, de religion, d’éducation, d’environnement ou de relations intercommunautaires d’une façon inédite. C’est un miroir honnête sur les bons et les mauvais côtés de l’American life telle que nous la connaissons. C’est aussi une série très drôle depuis toujours. Et si cet humour fonctionne si bien, c’est en grande partie parce que Les Simpson rendent hommage autant qu’ils s’en moquent aux excès d’une culture américaine dont ils font finalement partie », confie Tyler Shores.

Cheese-eating surrender monkeys

Si Homer, Marge et les autres sont enseignés à l’université, c’est qu’ils nous parlent de l’Amérique et du monde avec une perspicacité redoutable. En plus de 500 épisodes -ce qui en fait la sitcom la plus diffusée de l’Histoire-, tous les thèmes de société possibles et imaginables ont été triturés par Matt Groening et son pool de scénaristes. Même combat pour la culture pop: du cinéma aux livres, en passant par les jeux vidéo ou d’autres séries, Les Simpson s’offrent toutes les références, tous les clins d’oeil, tout le temps. Au point, comme ose l’avancer Tyler Shores, d’y voir possiblement la série la plus influente de tous les temps? En 1992, dans l’un de ses discours, Georges Bush Père soutenait que les familles américaines devaient ressembler plus aux Walton (la très conservatrice Famille des collines) et moins aux Simpson. La subversion de Bart, reflet de l’iconoclaste Matt Groening, ne plaisait clairement pas au Président…

Une décennie plus tard, c’est l’épisode des Français « cheese-eating surrender monkeys » (« singes capitulards bouffeurs de fromage ») qui le rappelle, dans le contexte de l’invasion de l’Irak par Georges Bush fils: sortie de la bouche d’un personnage de la série, l’expression se fraye un chemin dans toutes les couches d’une Amérique enquiquinée par l’attitude pacifiste française… « Dans un récent sondage en ligne de la BBC, c’est Homer qui a été plébiscité comme le plus grand des Américains (devant Abraham Lincoln et Martin Luther King!, ndlr). Parlant non? », poursuit le professeur Shores.

Ancrés dans l’imaginaire américain, Les Simpson ont clairement leur place dans le panthéon de la culture locale. Pour avoir bougé les lignes de la fiction comique. « La série a révolutionné l’animation en prime-time en amenant une forme très ironique, très borderline d’humour, tout en montrant que cet humour pouvait à la fois attirer une audience pointue et une audience plus large, lance encore Jonathan Gray. En éduquant le public et en ringardisant complètement les anciennes sitcoms (mais aussi d’autres genres de films ou de séries), la série a obligé tout le monde à s’adapter. Le plus grand impact des Simpson, c’est la nouvelle sensibilité qu’ils ont offerte à la comédie télévisée américaine. » L’ironie veut que ce soit sur la Fox, chaîne dont les journaux d’info reflètent la pensée d’une Amérique radicalement de droite, que Les Simpson se soient implantés, toute acidité dehors. « Les gens qui amassent les gains à la Fox se moquent de savoir si vous êtes un universitaire de gauche qui regarde Les Simpson ou un retraité de droite qui regarde le O’Reilly Factor. La Fox est moins une entité politique qu’un mastodonte économique », souligne le professeur Andrew Wood, à la tête d’un cours intitulé Les Simpson en tant que science sociale à l’Université de San Jose.

Jonathan Gray confirme: « A la signature du contrat, James L. Brooks a obtenu une clause de ‘no notes’, ce qui signifie que la Fox ne peut pas réclamer de changements dans le scénario. C’est très rare à la télé américaine. En clair, soit la chaîne annule la série, soit elle la laisse tranquille. » Et jusqu’ici… Jusqu’ici, ça fonctionne, même si les audiences s’érodent un peu et que l’impact des Simpson aurait, selon pas mal de fans, moins de saveur qu’aux premières années. Déclin? Fin de cycle? Usure? « La diminution de l’influence des Simpson avec le temps est moins liée à la série elle-même qu’à la fragmentation du paysage médiatique. Plus les programmes télé sont remplacés par la diffusion ciblée (streaming, podcast, etc.), moins Les Simpson peuvent espérer conserver le succès de leurs débuts », confie Andrew Wood.

Quant à leur « embourgeoisement supposé », dénoncé de-ci, de-là… « Si les saisons initiales sont peut-être plus croustillantes et que quelques-unes de leurs meilleures satires datent de ces saisons, le show en lui-même n’a pas changé tant que ça. Ce qui a changé, c’est le monde autour. C’était neuf, iconoclaste, différent au début. Mais beaucoup de shows les ont copiés ou s’en sont inspirés », estime Jonathan Gray, pour qui Les Simpson auraient donc été rattrapés par leur succès. Et puis, comme le signale Andrew Wood, « il n’y a pas 36 000 manières de raconter la même blague… »

Une famille en or

Si Les Simpson nous ont abondamment parlé de droit au port d’armes, de corruption politique, de dégradation de l’environnement ou d’homophobie, ils n’en restent pas moins, et avant tout… une famille. Dysfonctionnelle, certes, mais une famille quand même. Homer, Marge, Bart, Lisa, Maggie et Abraham représentent-ils, à leur façon, l’évolution des foyers américains? Oui et non, si l’on en croit la psychologue Misty Hook, auteure d’une contribution sur le sujet dans l’ouvrage The Psychology of the Simpsons: D’oh! « Sachant que le monde des Simpson reste par essence relativement figé dans le temps, ils ne peuvent pas évoluer tant que ça. Ils diffèrent en cela de la famille américaine qui, elle, a considérablement changé depuis les années 80. »

Même si les scénaristes ont parsemé la vie de Springfield de ces évolutions (« Ned Flanders et Edna Krabappel ont une famille recomposée, Apu s’est marié et a eu plusieurs enfants, les parents de Milhouse ont divorcé et se sont remariés, Lisa est devenue bouddhiste… »), le noyau familial des Simpson n’a pas vraiment subi de révolution. Leur mode de vie non plus. « La série ignore certaines questions inhérentes à la vie familiale américaine d’aujourd’hui, comme les mères qui travaillent et les difficultés qu’elles vivent. On ne voit rien ou presque sur les activités extrascolaires des enfants Simpson, ni sur la force des évolutions technologiques à l’oeuvre dans nos sociétés, comme l’importance des smartphones, de la Wii, de la Playstation. Par ailleurs, les Simpson sont une famille de la classe ouvrière, mais ils ne semblent jamais avoir de problème pour payer une addition ou pour remplir les assiettes. Marge doit rarement travailler et Homer n’est pas forcé de prendre un deuxième boulot. Ce qui rendrait probablement la série moins drôle », sourit Misty Hook. Et de fait, difficile d’imaginer la famille Simpson moins unie. Ou moins drôle.

TEXTE Guy Verstraeten

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