Ambiance soeur

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Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Les lents synthétiseurs amniotiques d’Eno créent un spasme d’hypnose qui ramène des souvenirs antérieurs de caisson de flottaison. Explications.

Brian Eno

« Reflection »

DISTRIBUÉ PAR V2 RECORDS.

8

Au mitan des années 80 à Bruxelles, une amie du Plan K -la compagnie de théâtrea acquis un « flotation tank », alors très mode depuis le film Altered States (Au-delà du réel). William Hurt y joue un prof en psychopathologie à la poursuite d’autres stades de conscience: pour modifier sa perception du réel, l’acteur s’immerge dans un caisson, le corps nu flottant dans une solution d’eau salée. Au fur et à mesure des immersions, il en ressort de plus en plus mutant, sujet d’une effrayante dévolution biologique. Lorsque j’entre à mon tour dans l’espèce de cercueil métallique privé d’influx sonore ou lumineux, les résidus d’images gore du film se dissolvent immédiatement dans la nouvelle réalité: couché dans une encre noire, protégé du monde extérieur et de ses bruits, dans un liquide tiède sans odeur qui ne forme bientôt plus qu’une seule entité saline avec le corps. Une heure durant, le rythme cardiaque au minimum, les muscles gazeux, le cerveau fabrique ses propres divagations -y compris musicales- au-delà du sourd silence ambiant. Effet drogué sans drogue.

Poumon collapsé, harpe bloquée

Avec la déformation des souvenirs de 30 ans, Reflection s’avère être un cousin proche de ce bout d’impressionnante expérience sensorielle. Le travail d’Eno se délie en une seule pièce instrumentale de 54 minutes -et 1 seconde- pour ce qu’il définit lui-même comme « un espace psychologique qui encourage la conversation interne« . Musique apaisée reste un understatement vu la façon dont cette longue bande sonore incarne l’absence totale de contraintes: il s’agit moins d’une musique invisible que d’une BO aux vertus cataplasmiques. Avec l’axiome essentiel que c’est à l’auditeur de décider quel nerf -physique ou mental- est à soigner, séduire ou tempérer. Eno considère Reflection comme héritier d’une lignée ambient entamée il y a un peu plus de quatre décennies via l’album Discreet Music et son minimalisme répétitif provoqué par une expérience personnelle. Hospitalisé pour cause de poumon collapsé, Brian fut incapable de sortir du lit pour augmenter le volume sonore trop bas du disque sur la platine, un album de harpe du XVIIIe siècle, ou simplement en arrêter la lecture. Et subissant donc, jusqu’à l’arrivée de l’infirmière, un bruit à peine perceptible mais répétitif et obsessionnel. Reflection est plus aquatique que Discreet Music, ramenant des vagues de gong feutré ou de chocs cristallins. Sur cet effet drone, la fabrication confiée par Eno aux algorithmes produit aussi une version generative de l’album via une application disponible sur Apple TV et iOS qui remorphe, à chaque lecture, les éléments de base de la composition en d’infinies variations. Sans avoir eu la possibilité de la tester, disons que le CD vaut déjà son pesant de kétamine.

PHILIPPE CORNET

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