Sans drapeau ni légende, Guernica met les civils au centre de la violence. De la ville basque bombardée en 1937 aux images venues de Gaza et d’Ukraine, l’œuvre reste un repère moral et visuel pour penser la guerre et ses victimes.
Sirènes muettes, visages tordus, chevaux éventrés: depuis 1937, Guernica n’a pas besoin de couleur pour crier. Fresque en noir et blanc, peinte après le bombardement de la ville basque éponyme sans défense lors de la guerre d’Espagne, la célèbre toile de Picasso demeure l’image la plus juste de l’inhumain ordinaire: un déluge de feu qui s’abat sur des corps (humains et non humains) sans armes.
Près d’un siècle plus tard, à chaque fois que nos écrans montrent une rue pulvérisée, des silhouettes fuyant sous la poussière, la toile se rallume dans nos esprits. A Gaza sous les bombardements israéliens, en Ukraine sous les frappes russes, le même vertige revient: des civils transformés en cibles, l’espace domestique devenu piège, l’air saturé de panique.
Les chefs-d’œuvre ne consolent pas, ils nomment l’innommable.
On croit connaître Guernica; on ne l’a jamais fini. Tout y est fragmenté: membres disloqués, bouche déchirée d’une mère portant son enfant mort, soldat gisant le bras coupé tenant encore une épée brisée, taureau impassible, cheval éventré, maison en flammes, lampe tendue comme un œil au plafond. La composition refuse l’horizon et la profondeur. Elle plaque le chaos au premier plan. C’est un théâtre sans coulisses où l’on suffoque avec les figures. La décision de Picasso de peindre en gris, noir et blanc est un manifeste: arrimer la peinture au témoignage, à la brutalité sèche des images de presse, écarter l’ornement pour ne garder que la morsure.
Guernica est un tableau né d’un événement précis et, en même temps, arraché à ce seul contexte. Il ne parle pas uniquement de l’Espagne franquiste. Il parle de la bombe lorsqu’elle descend sur des maisons. Il ne parle pas seulement de 1937. Il parle, de manière universelle, de ce que le XXe siècle a inventé et que le XXIe perpétue: la guerre portée au salon, à la chambre d’enfant, à l’abri de fortune. Si l’œuvre reste si violemment contemporaine, c’est qu’elle a saisi non pas une bataille, mais la grammaire universelle de la terreur aérienne: choc, incendie, décomposition des corps, solitude absolue au cœur de la foule. Le parallèle avec les images qui nous parviennent tous les jours s’impose.
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Face aux images de Gaza ou de Kiev, la tentation est grande de détourner le regard ou de se réfugier dans la statistique. Guernica interdit ces deux échappatoires. D’abord parce qu’il fixe le point de douleur (la mère hurlant la perte de son enfant, motif qui, une fois vu, ne s’oublie pas). Ensuite parce qu’il n’offre ni drapeau ni légende: il franchit l’écran des appartenances pour atteindre la seule question qui vaille: que faisons‑nous quand la violence vise délibérément des civils? La toile ne prend pas parti pour un camp militaire. Elle prend parti pour la vie meurtrie. Cette clarté éthique, paradoxalement, est ce qui manque le plus à nos débats saturés de rancœurs et de calculs.
L’histoire de l’œuvre elle‑même en dit long: longtemps exilée, revenue en Espagne avec la démocratie, elle est devenue un lieu de passage moral. On n’y vient pas pour se rassurer sur la grandeur de l’art, mais pour éprouver ce que le regard peut, et doit, supporter. Devant Guernica, aucune solution n’est fournie, aucun programme politique ne s’écrit. Mais une exigence naît: refuser de s’habituer. Refuser que le fil des nouvelles transforme l’insupportable en bruit de fond. Refuser de nommer «dommages collatéraux» ce que la toile nomme, sans mots, des vies brisées. C’est la force des chefs‑d’œuvre: ils ne consolent pas, ils nomment l’innommable.