Abd Al Malik, l’entaille de son âme

Abd Al Malik © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

En collaborant avec Laurent Garnier, parrain de la techno française, Abd Al Malik se réinvente une nouvelle fois. Bon client des médias, régulièrement appelé à commenter l’actualité, il en profite aussi pour remettre l’accent sur la musique. C’était avant les attentats de Paris…

C’est l’une des rencontres musicales les plus inattendues de 2015. Pour son nouvel album, Abd Al Malik, le rappeur, a décidé de travailler avec Laurent Garnier, éminence techno. A vrai dire, la surprise n’est pas totale: les deux avaient déjà collaboré sur la musique de Qu’Allah bénisse la France, film réalisé par Abd Al Malik, basé sur son autobiographie. Par ailleurs, ce n’est pas non plus la première fois que rap et musique électronique s’associent -comme l’intéressé le rappelle plus loin, leur histoire commune est bien plus longue et fondamentale qu’on ne le pense.

N’empêche: Scarifications se pose comme une pirouette en plus dans le parcours d’un rappeur à part. Depuis son second album solo, Gibraltar, sorti en 2006, Abd Al Malik s’acharne en effet à élargir l’univers du rap. Par exemple en collaborant avec Gérard Jouannest, compagnon de Juliette Gréco et pianiste de Brel -qu’Abd Al Malik sample et reprend sur scène (Ces gens-là). A l’époque, le geste, pour iconoclaste qu’il soit, fait mouche. En s’éloignant des canons du rap, en lui faisant opérer un pas de côté (quitte à endosser bon gré mal gré l’étiquette plus « poétique » de slameur), Malik lui offre un nouveau public. Dans la foulée, il devient l’alibi grand public d’une musique qui continue souvent par ailleurs de polariser: « Moi, je n’aime pas le rap, mais… » Politiquement aussi, Abd Al Malik est une aubaine: converti au soufisme, l’ex-petit dealer de la cité strasbourgeoise de Neuhof, né Régis Fayette-Mikano, en 1975, ne cesse de proclamer son amour de la République. A ce titre, il sera régulièrement invité sur les plateaux télé, moins pour parler de sa musique que pour dénoncer les amalgames: oui, il est possible d’être noir français musulman et attaché aux valeurs de la laïcité…

Ce fut évidemment encore le cas après les événements de Charlie Hebdo en janvier dernier. Pour la première fois, cependant, l’image consensuelle craquelle. En février, il fait la une de Télérama: quelques jours plus tard, il explique sur le plateau de Canal+ que cela a valu à l’hebdomadaire des désabonnements en cascade. Problème: dès le lendemain, Télérama réfute en bloc. Dans un petit essai, Place de la République, Abd Al Malik tente encore de glisser des nuances dans le débat sur les caricatures. Dans l’unanimisme post-attentats, elles passeront toutefois très mal. En suggérant dans un court texte que Charlie Hebdo a participé, avec d’autres, à la montée de l’islamophobie, il froisse, et sème la perplexité.

A cet égard, Scarifications aurait bien voulu revenir à des préoccupations plus directement musicales, disque moins politique que nostalgique. C’était sans compter les événements de la semaine dernière, à Paris. Trois jours après les attaques, au moment de boucler ces lignes, Abd Al Malik n’a toujours pas réagi, ni dans les médias ni sur les réseaux sociaux (MISE À JOUR: le 24 novembre dernier, Abd Al Malik s’est fendu d’un hommage sur sa page Facebook). Soit. De toute façon, ses fans le font à sa place, citant ses textes. Comme celui-ci, par exemple: « Parce que si on y arrive, si on arrive à faire front avec nos différences/Sous une seule bannière, comme un seul peuple, comme un seul homme/Ils diront quoi tous, hein?/Ben que c’est du lourd, du lourd, un truc de malade… »

La tournure électronique de Scarifications peut surprendre. Vous expliquez pourtant que cette musique a pas mal occupé votre adolescence. Autant que le rap?

J’ai grandi à Strasbourg. Comme l’Allemagne est juste à côté, on sortait souvent dans les clubs là-bas. On était gamins, on partait à l’aventure. On prenait la voiture, et on se faisait des « ambiances » (sourire). C’était plus facile de monter jusqu’à Stuttgart que de descendre à Paris. Il se trouve que les clubs allemands jouaient déjà beaucoup de house, de techno, d’eurodance. Pour nous, cela n’était pas si éloigné du hip-hop. On écoutait autant Rakim que Mantronix ou de la house de Chicago. De toute façon, si vous creusez un peu l’histoire de la culture hip-hop, vous vous rendez très vite compte que ces musiques sont liées. Afrika Bambaataa samplait Kraftwerk, par exemple. En France, c’est pareil. Les premiers MC Solaar étaient produits par les mecs de Cassius. Et puis, il ne faut pas oublier la figure emblématique de DJ Mehdi qui faisait le pont entre les genres… En fait, le problème est toujours le même: une fois que le commerce et l’industrie s’en mêlent, il faut absolument établir des étiquettes et des cases pour ranger tout le monde, et vendre plus facilement. Mais pour nous, les liens entre rap et musiques électroniques sont naturels.

Après votre film, l’album Scarifications semble également replonger dans les années liées à l’adolescence. C’est un hasard? Le cap des 40 ans?

Tout est lié. J’écrivais les textes de l’album pendant que je tournais Qu’Allah bénisse la France. Pour le film, je suis retourné dans le quartier où j’ai grandi. J’ai toujours gardé une connexion, mais là j’étais à nouveau présent, matin, midi et soir. Du coup, j’ai vu des choses. Comme ce gamin devenu adulte, qui me pose des questions sur son père, un ancien pote à moi, mais que lui-même n’a jamais connu, parce qu’il est mort d’une overdose… Tout cela remue forcément des choses. Le film comme le disque m’ont ramené dans une zone, que je n’avais pas forcément prévu de visiter. Un endroit assez sombre et obscur. Quelque part, j’ai pu avoir l’impression de rentrer dans un tunnel. Je dis « tunnel » à dessein, parce qu’au bout, il y a toujours malgré tout la lumière. La vie est sombre, la vie est dure, mais il ne faut pas se laisser contaminer. Il ne s’agit pas de nier le réel ni l’âpreté du monde. Mais de continuer à se diriger vers la lumière ou de chercher à en devenir soi-même une.

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Vous avez grandi dans le quartier difficile de Neuhof, où le chômage touche toujours un jeune sur deux. Rien ne change donc?

Cela confirme juste le sentiment que j’ai depuis un moment: ce ne sont pas les politiques qui changeront notre vie. C’est un peu dur dit comme cela, je sais. Par contre, je crois en l’art. Je l’ai dit souvent: la politique découle de la chose culturelle. Il faut que celle-ci soit riche, forte, foisonnante, qu’elle pose des questions, y compris les plus embarrassantes. On peut évaluer la santé d’un pays en regardant l’état de sa culture…

« Je rappe », insistez-vous sur le morceau Redskin. C’est une manière de réaffirmer vos racines hip-hop, vous qui avez souvent cherché à vous en éloigner?

Je ne réfléchis pas comme ça. D’abord, je prémédite peu. Au départ, il n’y avait d’ailleurs pas d’album. Quand j’appelle Laurent Garnier, c’est d’abord pour lui demander de bosser sur la musique du film. L’idée de faire un disque ne vient qu’après, et avec lui, tout ce que cela implique en termes de flow, notamment. Après, les journalistes ont beau dire ce qu’ils veulent, pour moi, je n’ai fait que des albums de rap. Je profite juste du fait que le rap a cette capacité de se nourrir de n’importe quelle musique, et de les rendre hip-hop. Cela fait partie de son ADN même. Ce qui me plaît, c’est de m’enrichir de rencontres. Plus jeune, avec mon frère aîné Bilal, qui est toujours là, à mes côtés, on se disait que le jour où cela marcherait pour nous, on travaillerait juste avec les gens qu’on aime, dont on admire le travail. C’est ce qu’on a fait.

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Le rap est une musique d’actualité, l’équivalent de CNN pour les Noirs, a dit un jour Chuck D, de Public Enemy. A l’inverse, on a l’impression que vous cherchez en permanence à lui donner une autre épaisseur, plus atemporelle.

Ce que décrit Chuck D fait partie de la genèse de cette musique. Bien sûr, l’énergie et la pertinence sont indispensables: le rap reste quelque chose de viscéral. Mais ce qui m’intéresse, c’est aussi de réfléchir en termes d' »oeuvre ». J’aime l’idée de laisser quelque chose derrière, qui restera juste des années plus tard. Parce que le rap, c’est aussi simplement de la poésie, de l’art. C’est à la fois Brel et Big Daddy Kane, Baudelaire et Nas, Juliette Gréco et Big Daddy Kane… Miles Davis, c’est un MC!

Même quand vous faites un disque électronique, vous n’allez pas chercher le dernier nom qui fait le buzz, mais le vétéran Laurent Garnier…

Parce que c’est le fruit d’un véritable échange. Avec Laurent, cela fait dix ans que l’on se connaît. Cela donne forcément une dimension supplémentaire. Il m’a directement dit: « Tu sais que ce n’est pas avec moi que tu vas faire des tubes? » En effet! (rires) Mais cela n’est pas l’enjeu. Je veux faire une musique qui touche le plus grand nombre, mais je ne veux pas faire une musique commerciale.

Le titre Daniel Darc rend hommage au chanteur décédé en 2013. A quel point étiez-vous proches?

Quand on s’est rencontrés, cela a été un vrai coup de foudre. Il me rappelait plein de gens que j’avais connus. On échangeait sur plein de choses importantes: la musique forcément, la poésie, mais aussi la spiritualité. Daniel représente aussi l’archétype du poète maudit. La question qu’il pose est de savoir si l’art vaut tous les sacrifices, tous les excès. Personnellement, je ne pense pas. La vie reste plus importante.

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L’album s’intitule Scarifications. Soit une action qui peut être infligée, mais qui est aussi parfois volontaire, comme dans les pratiques d’automutilation.

En effet. Dans tous les cas, le résultat est une cicatrice. Elle est à la fois une trace et le symbole que l’on peut dépasser la douleur. Qu’elle soit rituelle ou qu’elle tienne d’un appel au secours, c’est une ode à la vie: j’existe, je suis vivant, j’évolue. C’est aussi une manière de dire que le déterminisme n’existe pas. Même en cas de coup dur, il est possible de trouver le ressort suffisant pour dépasser le coup dur et rebondir. Je garde cette image en tête: gamin, avec mes potes, on marchait dans la rue. Une maman de la cité est venue vers moi et m’a dit: « Tu sais, tu vas mal finir ». Elle s’est trompée. Parce que j’ai eu la chance, mais aussi la volonté de transcender ma condition.

Vous avez souvent dit qu’en tant que Français noir et musulman, vous étiez dans l’obligation de vous exprimer. Est-ce que cela ne revient pas à céder à un premier déterminisme?

C’est vrai. Mais si ce sont des chaînes, au moins, j’ai le mérite de les choisir. On ne me les impose pas. Je ne me suis jamais senti obligé de m’exprimer. Tout part à chaque fois d’une indignation. Quand cela arrive, je ne peux pas faire autrement que de la faire ressortir. C’est comme un réflexe. Par contre, cela devient problématique quand vous en faites un métier. C’est Camus qui dit que l’on peut s’indigner, mais que cela ne peut pas devenir une profession.

Depuis les événements de janvier, vous vous êtes parfois senti « piégé » dans ce rôle?

Oui, certainement. Et je pense que l’album est aussi une réaction par rapport à ça. Récemment, j’ai refusé plein de choses. Il y a des émissions que je ne veux pas faire. Il y a des sujets que je ne veux pas aborder spécialement ou, si j’en parle, je veux rester le plus superficiel possible. C’est le fait de se dire: où est l’art? Au bout du compte, c’est mon seul viseur. S’il n’y a pas d’art, je recule.

ABD AL MALIK, SCARIFICATIONS, DISTR. PIAS. ***

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