À Paris, l’activiste Fela Kuti s’expose

Fela porté par ses supporters lors du lancement du Movement of the People en novembre 1978. © collection Jacqueline Grandchamp-Thiam
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Jusqu’au 11 juin, la Philharmonie de Paris expose l’un des plus grands activistes sociaux et politiques de l’Histoire de la musique: le fiévreux père de l’afrobeat Fela Kuti.

Il se battait depuis des mois contre le sida et avait perdu sa verve contestataire. Il faut dire que les sévices subis en prison l’avaient affaibli. Il y a 25 ans, le 2 août 1997, le Nigeria perdait son héros, sa légende, son chef rebelle, groovy et spirituel Olufela Olusegun Oludotun Ransome-Kuti, alias Fela Kuti. Né le 15 octobre 1938 à Abeokuta, l’inventeur de l’afrobeat avait fini par casser sa pipe. Lui qui n’avait jamais tenu sa langue en poche, avait risqué sa vie à chaque album pour combattre la dictature et avait même survécu à une tentative d’assassinat. Son existence a déjà été largement documentée. C’est cette fois une exposition d’envergure, la première en Europe, qui raconte l’homme et l’artiste. Sa vie, son militantisme et son œuvre.

Dans les coulisses du Shrine, en 1978.
Dans les coulisses du Shrine, en 1978. © Adrian Boot Urbanimage.TV

Saxophoniste, trompettiste, chanteur, chef d’orchestre, activiste, homme politique… Fela était tout ça à la fois. Au début des années 70, avec la complicité de son batteur et directeur musical Tony Allen, Fela Anikulapo Kuti a inventé l’afrobeat, une fusion de funk, de jazz et de sonorités traditionnelles, de rythmes yoruba, de highlife. Mais il n’a pas marqué de son empreinte que l’Histoire de la musique et du Nigeria. Il a incarné dans toute l’Afrique le combat contre la dictature, la corruption des élites et le pouvoir des multinationales. Machine à danser, machine à penser, Fela a fait remuer les corps aussi fort qu’il a agité les consciences.

Pour documenter et réfléchir sa trajectoire hors du commun, les trois commissaires de l’expo -au rang desquels on retrouve l’ancien bras droit du musicien et son principal biographe Mabinuori Kayode Idowu- ont réuni des œuvres, des archives et des photos disséminées en Europe. Mais ils ont aussi voulu identifier au Nigeria la matière première de l’exposition au contact des villes qui l’ont façonné. Lagos constitue l’une des pierres angulaires de ce parcours immersif, groovy et bouillonnant dans la vie de Fela. On en découvre la géographie chaotique, la vie fourmillante et l’ambiance fiévreuse. Le Lagos de Fela Kuti, très populaire auprès des laissés-pour-compte des ghettos, c’est celui du Shrine. Son propre club, son sanctuaire africain où il se produit plusieurs fois par semaine souvent pendant une bonne partie de la nuit devant une jeunesse pauvre et un riche public étranger. C’est aussi Kalakuta, le siège de ses projets politiques, sa forteresse, sa petite république. Il y dort, y baise, y lit, y fume. Kalakuta est un refuge pour les marginalisés, avec sa clinique, son point de vente de cannabis et son projet d’imprimerie. C’est que Fela tient à véhiculer ses idées. Comme on peut le voir dans l’expo parisienne, il achetait d’ailleurs des espaces de pub dans les grands quotidiens nigérians pour annoncer ses concerts mais surtout pour exprimer ses points de vue sur la politique nationale et internationale.

La pochette de l’album Ikoyi Blindness (1976).
La pochette de l’album Ikoyi Blindness (1976). © collection Stephen Budd

Où sont les femmes…

La musique est difficile à exposer et si la Philharmonie sait y faire, rares sont les expos qui font danser, dans lesquelles on voit les visiteurs taper du pied et se déhancher. Rares sont aussi celles qui exposent pareille collection de slips, même si en Belgique on leur a consacré un musée. Au-delà de ses redoutables sous-vêtements, la scénographie, dynamique et intelligente, fait la part belle aux costumes de Fela, avec leurs cols pelle à tarte, leurs couleurs flamboyantes et leurs matières chatoyantes. Elle souligne aussi l’importance fondamentale des femmes dans sa vie.

Fela. Un mythe. Un nom. Même ses enfants l’appelaient comme ça. Et quand une de ses filles un jour osa un “papa”, il lui répondit d’un ton sec qu’elle pouvait dire au revoir à son argent de poche. Mister Kuti vient de manière générale d’une famille bourgeoise, musicale et engagée. Son grand-père paternel est le premier Nigérian à avoir enregistré sa musique sur disque. Mais la propre mère de Fela, Funmilayo Ransome-Kuti, méconnue par ici, est surtout l’une des militantes africaines les plus importantes du XXe siècle. Prix Lénine pour la paix en 1960 suite à son action pour les droits des femmes, c’est elle qui lui a inculqué les principes contestataires qui guident ses combats politiques (tandis que Sandra Izsadore lui a ouvert les yeux sur les ravages de l’impérialisme). Une partie de l’expo lui est consacrée. Une autre raconte en textes, en photos et histoires pas toujours reluisantes ses épouses, choristes et danseuses. Celles qu’il appelle “ses Queens”. Dès le milieu des seventies, de nombreuses femmes, parfois mineures, et souvent très instruites, ont quitté leur famille pour rejoindre la communauté de Kalakuta. Il en épousa 27 le 20 février 1978 dans une volonté de renouer avec une polygamie qui faisait à ses yeux partie intégrante de la culture africaine.

Si vous êtes de passage à Paris, prévoyez un détour par sa cité des musiques. Plongez dans le portrait vivant d’un artiste qui a fondé son propre parti, Movement of the People (dont l’acronyme MOP signifie “serpillière” en anglais), dans la perspective d’une candidature à l’élection présidentielle. D’un type qui ne jouait plus ses morceaux en concert une fois qu’il les avait enregistrés. D’un mec qui a avalé un joint apporté intentionnellement par les policiers pour l’accuser, les laissant ainsi sans preuve. Sacré Fela…

Fela Anikulapo-Kuti: Rébellion afrobeat, jusqu’au 11/06/2023 à la Philharmonie de Paris. ****

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