À la recherche de Bergman

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

En 1960, parti faire des repérages pour À travers le miroir, Ingmar Bergman découvre l’île de Farö, bout de terre désolé de la Baltique où il décide de s’installer. À l’occasion de son centenaire, balade sur ses traces dans des paysages aussi tourmentés que ceux de l’âme humaine…

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Visby, capitale de Gotland, île verdoyante située à une heure de vol de Stockholm, par une belle journée d’été. À peine a-t-on embarqué dans un taxi afin d’effectuer le court trajet séparant le petit aéroport de la ville médiévale que la conductrice s’exclame: « Vous venez pour Ingmar Bergman? Vous allez vous rendre à Farö? Vous n’êtes pas le premier. Il y a douze ans de cela, j’ai reçu un appel m’invitant à prendre un couple dans un hôtel. C’était Michael Douglas et Catherine Zeta-Jones qui allaient lui rendre visite. Des gens absolument charmants! Sans conteste mon meilleur souvenir, même si personnellement, je n’aime pas les films de Bergman: ils sont trop déprimants, quel ennui! » Nul n’est prophète en son pays, sentiment vérifié à l’office du tourisme lorsque, parti s’enquérir du meilleur moyen de rallier Farö (prononcer Foreu), l’on s’entendra expliquer par une employée, en guise d’entrée en matière: « Bergman? Je connais ses films, bien sûr, Persona , Le Septième Sceau, et d’autres. Mais c’est parce qu’on devait les voir à l’école: Bergman fait partie du patrimoine en Suède, pas moyen d’y échapper. »

Le Bergman Center, dédié au parcours du cinéaste.
Le Bergman Center, dédié au parcours du cinéaste.

Un paysage intime

Farö est un petit bout de terre battue par les vents s’étirant sur 18 kilomètres dans la mer Baltique, au nord de Gotland. C’est là que, venu faire des repérages pour À travers le miroir, l’option écossaise des Orcades un temps envisagée s’étant avérée trop onéreuse, le cinéaste devait décider de s’installer au début des années 60 -il comptera parmi les quelque 500 âmes peuplant ce paysage désolé jusqu’à sa mort, en 2007. Originaire de Uppsala (où il était né le 14 juillet 1918), Ingmar Bergman trouvait là un cadre à la mesure de ses films et des paysages tourmentés de l’âme humaine qu’il n’a eu de cesse d’explorer. Un épisode qu’il évoquera dans ses mémoires, Laterna Magica (1): « Nous sommes allés par un jour de tempête, en avril, dans l’île de Gotland pour visiter Farö. Un taxi brinquebalant nous attendait à Visby et sous la neige et la pluie, il nous emporta jusqu’au bac. Après une traversée mouvementée, nous avons abordé à Farö. On roulait sur des routes glissantes qui serpentaient le long de la côte. Dans le film, il devait y avoir une épave. Nous avons contourné un rocher et l’épave était là -un cotre russe pour la pêche au saumon-, identique à celle que j’avais décrite. La vieille maison devait être dans un petit verger avec de vieux pommiers. Nous avons découvert le verger, quant à la maison nous pouvions la construire nous-mêmes. Il devait y avoir une plage de galets, nous avons trouvé la plage de galets qui se tournait vers l’éternité. Pour finir, le taxi nous a conduits jusqu’au « raukar » sur la côte nord de l’île. Penchés en avant, nous luttions contre la tempête et c’est les larmes aux yeux que nous avons contemplé ces mystérieuses idoles qui levaient leur front de pierre vers le ressac et l’horizon qui s’obscurcissait. Je ne sais pas, au fond, ce qui s’est passé. Si on veut être solennel, on peut dire que je venais de trouver mon paysage, ma véritable demeure. Si on veut être drôle, pourquoi ne pas parler de coup de foudre? »

Le cinéma Bio, à Sudersand, où Bergman et Sven Nykvist visionnaient les rushes quotidiennement.
Le cinéma Bio, à Sudersand, où Bergman et Sven Nykvist visionnaient les rushes quotidiennement.

Le bus circule depuis une heure environ dans les campagnes de Gotland lorsque l’on rallie Farösund, pointe de l’île ouvrant sur l’univers du cinéaste. À peine monté sur le bac, le visiteur « bergmanophile » se trouve en terrain familier en effet -c’est celui emprunté par Liv Ullmann et Max Von Sydow dans La Honte quand, partis vendre des airelles à la ville, ils vont voir la perspective de la guerre se préciser, mouvements de troupes à l’appui. Quelques minutes plus tard, le paysage de Farö se dévoile, immuable et imperméable au temps qui passe. Si l’intention de Bergman était de se couper du monde, il ne pouvait mieux choisir: les lieux semblent figés de toute éternité dans leur insondable solitude, austère paysage de prés, de lacs et de forêts de pins cisaillé d’alignements rocheux vers ses côtes battues par le vent, et piqueté d’épisodiques maisons que relie une route ondulant dans la verdure. L’auteur des Fraises sauvages a, de toute évidence, trouvé là le cadre renvoyant à son paysage mental, correspondance ne pouvant que frapper le visiteur, et qui a résulté en six films, certains parmi ses plus fameux, comme Persona, La Honte ou Scènes de la vie conjugale, tournés au cours des douze années qui allaient suivre.

Loin de l’agitation relative

Sitôt arrivé, la présence du cinéaste s’impose d’ailleurs, l’épicerie jouxtant le débarcadère et louant des vélos, le moyen le plus commode de découvrir ce bout de terre dépouillé, étant aussi celle où il se fournissait. Il y venait en voisin pour ainsi dire, lui qui avait établi ses quartiers à quelques kilomètres de là, à Hammars, désormais siège du Bergman Estate, ensemble de quatre maisons et un cinéma -celui-là même où il regardait deux films chaque jour- fermé au public sauf lors de la Bergman Week, organisée chaque été en juin-juillet), mais accueillant artistes, chercheurs, étudiants, écrivains ou journalistes venus chercher paix et inspiration. C’est aussi à deux pas de là que se trouve la plage de Persona, que l’on atteint par un sentier s’écartant bientôt de la route pour dévaler vers la mer et ses abords rocailleux, non sans croiser chemin faisant le décor de À travers le miroir. Remontant ensuite la route vers le coeur de l’île, et passé une petite boutique de souvenirs -rare concession à l’air du temps, dans un endroit où les commerces se comptent sur les doigts de la main, et encore-, l’église luthérienne de Farö se dresse dans sa blancheur immaculée. Ingmar Bergman est enterré dans le cimetière voisin aux côtés de sa dernière épouse, Ingrid… Bergman (homonymie fortuite), au plus loin de l’agitation toute relative des lieux.

La tombe d'Ingmar et Ingrid Bergman.
La tombe d’Ingmar et Ingrid Bergman.

À quelques centaines de mètres, le Bergman Center constitue l’étape suivante du pèlerinage. Inauguré en 2009, le musée documente abondamment le long séjour du cinéaste à Farö, documents d’archives à l’appui, de même que les films qu’il y a tournés -en ce compris les deux documentaires réalisés en 1969 et 1979 sur l’île et ses habitants, qu’il appréciait et qui le lui rendaient bien, le considérant comme l’un des leurs au point de jalousement préserver son incognito. L’exposition permanente ne s’arrête pas là, une salle étant encore consacrée au Septième Sceau (avec notamment un montage vidéo recensant les innombrables citations du film, de Deconstructing Harry de Woody Allen, à Lost Highway de David Lynch), une autre réunissant les documents de travail de différents films, Fanny et Alexandre par exemple, l’ensemble offrant une vision panoramique de l’oeuvre.

La côte nord de l'île, et son alignement de
La côte nord de l’île, et son alignement de « rauks », formations calcaires taillées par le vent.

Horizon lunaire

C’est toutefois plus loin que Farö se mue vraiment en « Bergmanland », le décor décharné de l’île renvoyant invariablement à ses films que l’on descende au sud, vers Sudersand, ou que l’on remonte au nord, vers Langhammars. Côté midi, la route 148 passe ainsi devant le moulin qui tient lieu de studio photographique à Elis Vergerus, dans Une passion, bifurquant ensuite par le Farögarden youth hostel, soit l’école où les civils étaient interrogés en prélude à un sinistre simulacre d’exécution dans La Honte, avant d’obliquer vers la côte et le village de vacances de Sudersand. C’est ici que résidait l’équipe pendant Scènes de la vie conjugale, une expérience qu’Erland Josephson a comparée à la vie d’un conscrit. À deux pas de là, le cinéma Bio a conservé un projecteur et un ameublement vintage, témoignage d’une époque où Bergman et son directeur de la photographie, Sven Nykvist, venaient y visionner les rushes quotidiennement. De retour à Mölnor, une petite route s’élance vers Bondans, le paysage gagnant en sauvagerie et en âpreté tandis que les murets de pierre délimitant les parcelles s’effacent devant les étendues d’eau. Après que l’on a laissé derrière soi la ferme de Bondans, cadre du grand incendie de La Honte, un horizon lunaire se dévoile, Langhammars, et son alignement de « rauks », ces imposantes formations calcaires taillées par le vent qui avaient tant impressionné le cinéaste, et qui apparaissent comme le bout du bout du monde. C’est du reste ici que les réfugiés de La Honte montent à bord d’une embarcation de fortune, pour bientôt dériver sur une mer de cadavres. Si Bergman a su, comme peu d’autres, sonder l’âme humaine, la mesure visionnaire de son cinéma a rarement paru aussi prégnante. La balade prend un tour irréel, les décors tourmentés charrient leur lot d’angoisse; jusqu’aux sternes qui s’en mêlent, dont les plongées répétées viennent donner un côté hitchcockien à l’affaire, avant que l’on rejoigne la lande où fut tournée la séquence de rêve d’ Une passion –une scène supprimée lors du montage de La Honte en réalité. La beauté virginale du lieu laisse entrevoir un vide essentiel, en un sentiment vertigineux. Dans Laterna Magica, toujours, Bergman énumère une série de raisons expliquant son attachement à Farö: « D’abord, les signaux captés par mon intuition, Bergman, voici ton paysage. Il correspond à l’image que tout au fond de toi tu te fais des formes, des proportions, des couleurs, des horizons, des bruits, des silences, de la lumière et des reflets. Ici, il y a la paix. Ne demande pas pourquoi, les explications ne sont que de gauches rationalisations a posteriori. Ainsi, par exemple: dans ton travail tu recherches simplicité, proportions, tension et détente, respiration. Le paysage de Farö te donne tout cela en abondance. » Et d’évoquer encore des motifs sentimentaux: se retirer du monde, lire les livres qu’il n’avait pas lus, méditer, purifier son âme -Farö, l’île refuge d’un artiste définitivement insulaire.

(1) Editions Gallimard, 1987. Disponible dans la collection Folio.

Bergman, de Farö à Flagey

Farö, mon île
Farö, mon île

Initiative bienvenue: à l’occasion du centenaire d’Ingmar Bergman, Flagey propose une sélection de films du maître suédois. Courant jusque fin novembre, la première partie de cette rétrospective est consacrée aux films tournés par le cinéaste dans l’île de Farö, où il s’était installé en 1961, à l’abri de la rumeur du monde. Composé de cinq films, le programme offre l’opportunité de (re)découvrir quelques-uns de ses classiques sur grand écran, à savoir, dans l’ordre chronologique À travers le miroir (précédé d’une introduction le 20 octobre), Persona, Une passion et Scènes de la vie conjugale, présenté lors d’une séance unique le 12 novembre. S’y ajoute la perspective rare de découvrir Farö, mon île, documentaire tourné en deux temps par Bergman sur le bout de terre de la Baltique où il avait élu résidence, la version de 1969 se voyant enrichie dix ans plus tard. Le réalisateur s’y intéresse aux habitants de sa terre d’adoption et à leurs problèmes -la dépeuplement, notamment, mais aussi le déclin des activités traditionnelles, à commencer par la pêche, les interviews d’habitants évoquant le passé mais aussi l’avenir incertain de l’île se mélangeant à des scènes où transparaît l’austérité de la nature locale. Un paysage tourmenté dont l’on comprend qu’il ait inspiré un cinéaste ayant fait des méandres de la psyché humaine son terrain de prédilection. Toutes considérations qui feront l’objet d’une conférence, le 27 novembre, dans le cadre du cycle « Un film à la loupe ».

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