À confesse avec Nick Cave

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Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Vendredi soir, à Bozar, le chanteur répondait pour la dernière fois aux questions de son public, entre moment touchant, malaise et confessions vibrantes.

Pendant longtemps, Nick Cave a fait peur. Gamin, on se rappelle craindre son allure de grand échalas gothique, à la voix caverneuse, et à la dégaine de vampire. Plus tard, ses concerts sauvages, sa déglingue, son histoire avec les drogues, continuaient d’impressionner. Et puis un jour, à la faveur du second album de Grinderman, on a pu l’interviewer. Et de rencontrer, évidemment, un homme charmant, drôle, spirituel, et surtout attentif.

C’est ce Nick Cave-là qui, vendredi, était sur la scène de Bozar. Après un premier soir la veille, au même endroit, il clôturait à Bruxelles une tournée baptisée A Conversation With Nick Cave. Le principe? Celui d’une discussion à bâtons rompus avec la salle, entrecoupée de chansons, exécutées seul au piano. Lancé en 2018, le projet est en quelque sorte une prolongation d’un autre: The Red Hand Files, site web sur lequel Nick Cave répond, souvent longuement, aux interrogations de ses fans. Depuis son lancement, plus de 80 thèmes ont ainsi été balayés.

Vendredi soir, sur le coup de 20h05, les stewards à chasuble blanche, équipé d’un signaleur lumineux, sont déjà postés entre les velours rouges d’une salle Henry Le Boeuf à nouveau comble, prêts à dégainer les micros, quand la star du soir fait son apparition. Il s’assied directement au piano pour deux premiers morceaux. A plusieurs égards, ils donnent le ton de la soirée. Dans le premier, il assume, « Someone’s gotta sing the pain » (Steve McQueen). Sur le second, il lâche « Papa won’t leave you, Henry ». Le morceau a beau dater de 92, il ne peut que faire écho au drame qui a touché Nick Cave: il y a près de 5 ans d’ici, il perdait son fils Arthur, 15 ans, tombé d’une falaise, près de Brighton.

Comment se remet-on de la tragédie? Comment continuer à vivre? Ou même simplement à chanter? L’une des réponses est à trouver dans l’album Ghosteen, sorti l’an dernier, disque hanté, plongé dans des brumes crépusculaires. Mais ce n’est pas la seule. Nick Cave insistera plusieurs fois au cours de la soirée: c’est aussi en s’ouvrant, en faisant tomber ses défenses et ses barrières, qu’il a refait surface, soulignant l’importance qu’ont ainsi prise The Red Hand Files.

Sur le web, il répond ainsi aussi bien aux questions du genre: « quand sortez-vous votre prochain album? » que celles du type « qu’est-ce que la timidité? » ou « Vais-je rester seule toute ma vie ?« . Car Nick Cave en est là aujourd’hui. Son charisme de rockeur cramé s’est transformée en véritable aura. Lou Reed parti, Bowie évanoui, Leonard Cohen envolé: c’est comme si Cave était devenu l’une des dernières figures rock capables d’assumer le titre d’icône. Voire carrément celui de gourou. C’est un peu le paradoxe de la démarche. Avec cette tournée, entamée il y a près de deux ans, Nick Cave a voulu faire tomber les barrières, se rapprocher de ceux qui écoutent ses disques. Mais, au final, c’est comme si le dialogue instauré n’avait fait qu’augmenter un peu plus son ascendant.

Dans l’une des interventions les plus bizarres de la soirée (qui n’en a pas manqué), une femme en fond de parterre tente d’expliquer au chanteur interloqué à quel point il est le sosie du psychiatre-vedette flamand, Dirk De Wachter. De fait, la ressemblance est frappante. Elle est même d’autant plus pertinente que Nick Cave s’est en effet transformé dans l’esprit d’une bonne partie de son public en une espèce d’oracle. Une autorité morale, voire spirituelle, apte à donner les réponses sur les mystères les plus insondables de l’existence. Est-ce pour cela que l’on a, par exemple, parfois eu l’impression de se retrouver dans un stage de développement personnel? « Je demanderai à tout le monde de laisser ses jugements en dehors de la salle, que cet endroit soit assez sûr pour que chacun puisse s’exprimer en totale liberté », insiste Nick Cave au début de la séance, pardon de la conversation.

De fait, les questions lancées par les spectateurs partiront volontiers dans tous les sens. Que pense-t-il du mariage? Du capitalisme? Du Brexit? Quel est l’apport de Warren Ellis sur Ghosteen? Peut-il préciser ce qu’il voulait dire, quand il a affirmé que Kanye West était le plus grand artiste actuel? Quelle chanson le fait pleurer? Danser? D’autres interventions sont plus délicates. Car Nick Cave n’est pas là que répondre, il est là pour écouter aussi. Là, au deuxième balcon, cette femme a vu Jésus, vraiment, un jour, au détour d’une rue, à Gand. L’a-t-Il également déjà rencontré lui-même? Nick Cave commence par sourire, mais se rend vite compte que son interlocutrice est très sérieuse, et réussit à lui expliquer que non, il ne L’a jamais vu, et qu’à partir du moment où tout son système de croyance est fondé sur le doute, il n’est même pas certain de vouloir le croiser. Plus gênant, voire embarrassant, est la question cherchant à savoir quel souvenir avec son fils réussit à le consoler de sa disparition? Le chanteur n’aura heureusement pas trop de mal à expliquer que, même si la démarche du soir s’apparente une mise à nu, il se doit de garder certaines choses pour lui. On respire…

Nick Cave le savait: comme il l’explique dans un carton distribué avant le concert, il a conscience que ce genre de soirée se déroule « sans filet », et jusqu’à un certain point, « en dehors de son contrôle ». C’était sans doute la condition pour que l’échange fonctionne. Pour retrouver l’urgence qui allait le sortir de sa torpeur après le drame. Et qu’il réussisse à se reconnecter à la vie quand tout semblait éteint au fond de lui.

La bienveillance, contagieuse, avec laquelle il a abordé chaque question du public est d’autant plus remarquable. Le chanteur s’est départi des situations les plus compliquées, dégoupillant un à un les malaises de certaines interventions, avec élégance, humour, et honnêteté. Parfois aussi avec une chanson. C’est d’ailleurs par là qu’il termine en enchaînant Fifteen Feet Of Pure White Snow, Palaces Of Montezuma, Shivers, Stranger Than Kindness, et un bouleversant Skeleton Tree. « And it’s alright now », répète-t-il ad libitum… En repartant, on reprend le carton confié à l’entrée, le regardant plus attentivement: au verso, une photo de Nick Cave à qui est tendu une branche de cerisier du Japon. Le symbole, dit-on, de la beauté éphémère. Comme de l’espoir et du renouveau…

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