Trois ans après le carton miraculeux de L’Amour, Disiz revient avec on s’en rappellera pas, porté par l’un des tubes de 2025: melodrama, avec Theodora. Rencontre avec un rappeur/chanteur/poète pop désarmant, toujours en mouvement.
Disiz arrive en toute décontraction, le charisme aussi naturel que discret. A 47 ans, le rappeur vient de sortir son quatorzième album. Et il apparaît plus que jamais serein. Serigne M’Baye Gueye, de son vrai nom, a des raisons de l’être. Avant même sa sortie, on s’en rappellera pas pouvait déjà compter sur une fameuse locomotive, l’un des tubes les plus fulgurants de l’année: melodrama, en duo avec la it-girl Theodora. Alors Disiz savoure, plus qu’il ne fanfaronne. Lui qui ne cesse de convoquer le thème de la mer dans sa musique, sait bien qu’une vague peut autant vous porter que vous écraser.
Il y a un quart de siècle, sa carrière a ainsi démarré par le tourbillon d’un hit –J’pète les plombs, en 2000– et d’un album –Le Poisson rouge– qui en feront instantanément l’une des têtes d’affiche du rap français. Par la suite, cependant, Disiz ne cessera de vouloir prendre la tangente –au cinéma, dans l’écriture, mais aussi dans sa musique. Il se frottera à l’électro (avec Grems), le rock (sous l’alias Peter Punk), annoncera son retrait (Disiz the end, dès 2009) pour revenir malgré tout systématiquement, à chaque fois le même, à chaque fois différent.
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En 2022, L’Amour tenait toutefois du quitte ou double: «J’avais tout mis dedans», aussi bien émotionnellement que financièrement. Disque de rupture sentimental, aux chansons soul vulnérables, L’Amour fera un triomphe. Sur son nouveau on ne s’en rappellera pas, Disiz continue encore d’évoluer, assumant désormais pleinement ses choix et sa sensibilité, profitant d’une place unique dans le paysage musical. Celle d’une sorte de Frank Ocean français (heureusement prolixe) –la pochette de L’Amour rappelant celle de Channel Orange; l’escalier de la tournée évoquant celui de Endless. Au sommet, alors que la plupart des autres artistes de son âge se contentent de prolonger mollement une discographie sous perfusion, il est ce rappeur/chanteur toujours en mouvement. Un poète pop insaisissable, capable de rassembler sur un même disque aussi bien l’Américain Kid Cudi que Laurent Voulzy, la Bruxelloise Iliona comme le fidèle Prinzly. Le temps d’une vingtaine de vignettes sensibles (la plupart en dessous des trois minutes), entre errances sentimentales et chaos de l’époque. Entretien.
Publié en 2022, L’Amour a terminé disque de platine. Aujourd’hui, le nouvel album est lancé par le single melodrama, l’un des plus gros tubes de 2025. Goûte-t-on différemment le succès à 47 ans qu’à 22?
Oui, bien sûr. J’ai forcément plus les pieds sur Terre. J’ai davantage de distance avec l’espèce d’adulation qu’il peut y avoir à un moment, sur un titre en particulier. J’ai fait plein d’albums qui n’ont pas fonctionné. Donc, je sais très bien que le succès tient à la conjugaison d’un tas de paramètres, sur lesquels on n’a pas toujours la main.
Retrouver ce genre de succès massif après 25 ans de carrière doit malgré tout avoir une saveur particulière, non?
En fait, j’ai pris conscience que ce que je recherche depuis le début, ce n’est pas tant le fait d’être regardé, de faire des couvertures de magazines, etc. Cela aurait pu, et je n’aurais pas eu de problème avec ça. Mais ce n’est pas vraiment le cas. Ma plus grande satisfaction se trouve ailleurs: quand je chante un morceau sur scène, et qu’il est repris en chœur par tout le public. Je me rends compte que je suis encore très attaché à ce sentiment un peu adolescent, qui tient à la fois du pouvoir et de la communion. C’est le fait d’écrire une mélodie dans mon coin, et tout à coup, tout le monde la chante: ça, c’est extrêmement jouissif, c’est du nectar.
Vous avez essayé plein de choses au cours de votre carrière. Avec L’Amour, et aujourd’hui on ne s’en rappellera pas, avez-vous le sentiment d’avoir trouvé votre «forme» finale?
Bonne question… Oui, je pense. Ou du moins, la forme la plus définie jusqu’à présent. J’ai en effet tenté plein de propositions différentes. Il y a eu beaucoup de brouillons, beaucoup de recherches, etc. Mais avec L’Amour, j’ai enfin simplifié. A la fois dans ma manière de me présenter, et dans mon propos. Il y a une espèce de naïveté, de candeur. Une manière de me dire: «Bon, je suis comme ça, tant pis, ce n’est pas grave.» Là où, avant, j’essayais de dire: «Attention, je suis comme ça, mais je suis aussi comme ça, et comme ceci.» J’essayais de mélanger plein d’identités, de conjuguer trop de choses. Là, j’ai arrêté d’observer comment on m’observait.
Cette peur d’être rangé dans une case a disparu?
Oui, je ne l’ai plus trop. Aussi parce que la manière dont on écoute la musique a changé –avec la multiplicité des plateformes, le fait qu’un album n’est plus sacralisé, que chacun peut faire ses propres playlists, etc. Il y a tout un tas de choses qui font que ma multiplicité est plus viable aujourd’hui. Avant, tout était très rangé, beaucoup plus catégorisé: quand vous écoutiez du rap, vous n’écoutiez pas grand-chose d’autres. Si vous receviez de l’argent à Noël, vous aviez les moyens de vous acheter deux, trois albums, pas forcément beaucoup plus. Donc, il fallait faire des choix, parfois radicaux. Aujourd’hui, ce n’est plus nécessaire.

Cette volonté d’aller vers plus de simplicité, se marque-t-elle aussi dans l’écriture? Sur le morceau rire de pleurer, par exemple, vous ne terminez même pas la phrase quand vous chantez: «Ce sera mieux si t’es là, quand la mort, etc.»
Oui, je m’arrête là parce que tout est dit pour moi! J’aime cette économie, l’idée de ne pas en dire trop, de laisser des phrases en suspens. C’est le cinéma qui m’a surtout éduqué à ça. Il m’a appris à davantage considérer la personne qui écoute, en lui laissant de l’espace pour qu’elle-même se fasse sa propre interprétation du sujet dont je parle. C’est ce que j’aime quand j’écoute par exemple quelqu’un comme Marvin Gaye, où il y a toujours beaucoup de place entre les mots, pour laisser passer l’émotion.
Du rap, vous évoluez vers des morceaux toujours plus pop, se rapprochant même de la chanson. Mais en continuant malgré tout d’expérimenter avec des textures ou des structures originales, comme sur amsterdam ou babichou.
Oui, parce que la pop aussi a changé. Regardez Justin Bieber. Il cartonne avec un album, qui a été majoritairement composé par des artistes hyperniches, comme Dijon ou Mk.gee. Même le mainstream va chercher dans des choses vraiment authentiques et plus pointues. Ce qui me convient très bien, parce que j’ai toujours aimé les mélodies et la pop, tout en cherchant à transmettre des choses très sincères dans ma musique. C’était parfois maladroit. Mais j’ai continué en essayant de me faire confiance. Cela a fini par donner L’Amour, où j’ai le sentiment que tout s’est un peu aligné.
Malgré son sujet principal –la rupture amoureuse, le chaos des sentiments, etc–, L’Amour avait quelque chose de solaire. Là où on s’en rappellera pas est étonnamment beaucoup plus sombre.
Oui, parce qu’il parle davantage de l’époque dans laquelle on vit. C’est vrai qu’a priori, en tant qu’album «d’après-succès», on s’en rappellera pas aurait dû/pu avoir quelque chose de plus exalté. Je devrais être heureux du succès. Mais c’est compliqué de profiter de ça dans un moment de l’histoire aussi violent.
Pour autant, l’album n’est pas frontalement «politique». Il s’ouvre par la rosée, et ces mots: «Dans cette fin à petit feu, j’ai bien dû faire ma part.» Qui peut évoquer aussi bien la fin d’une relation que de la civilisation…
Plus j’avance dans la musique, plus j’essaie de faire des disques que je pourrais réécouter dans cinq ou dix ans, qui ne sont pas trop ancrés dans un son ou une époque particulière. Par exemple, j’avais ce morceau que j’avais intitulé Doomer, qui parlait des réseaux, etc. J’ai préféré l’enlever. Je n’avais pas envie d’utiliser les mots Twitter ou Instagram, alors que dans cinq ans, ces plateformes n’existeront peut-être plus ou auront changé. Je préfère écrire des chansons qui peuvent suggérer une chose lors d’une écoute passive –dans ce cas-ci la fin d’une relation amoureuse–, et en révéler d’autres quand on se penche un peu plus précisément dessus, en l’occurrence, la crise écologique.
Le morceau culpa évoque entre les lignes la «culpabilité occidentale». Ce que certains dénoncent comme une lamentation, une tendance européenne à l’autoflagellation…
Je ne parlerais pas de lamentation. Ce dont il est question, en réalité, c’est ce qu’on appelle les «secrets de famille». Dans chaque famille, il y a des zones d’ombre, des cadavres dans le placard –qu’il s’agisse d’histoires d’enfant illégitime, de tromperies, de violences, etc. Des choses dont tout le monde est plus ou moins au courant, mais que l’on préfère glisser sous le tapis, pour préserver la bienséance lors du repas de Noël. Et parfois, en effet, ce n’est pas mauvais. Parce que malgré tout, cela reste la famille, on vit ensemble, on tient l’un à l’autre. Mais ce qui est acceptable au sein d’une famille, à un niveau micro, ne tient pas quand on parle, par exemple, d’un pays, d’une histoire. Ce n’est pas se flageller que de pointer des faits qui ont eu de telles répercussions, qu’encore aujourd’hui des personnes sont abîmées. Donc arrêtons de faire comme si de rien n’était. Parce qu’au bout du compte, tout finit toujours par se savoir. C’est Sarkozy aujourd’hui, c’était Chirac hier, qui se débrouillait malgré tout pour vendre des armes françaises à l’Afrique du Sud sous apartheid, malgré l’embargo international. Cette culpabilité occidentale, elle tient aussi au téléphone que j’utilise, à ce que je mange, au fait de me commander des Uber le soir, etc. Donc oui, je me sens forcément coupable. Et je l’assume pleinement. D’autant plus que je suis des deux côtés…
Vous abordez d’ailleurs à nouveau, par petites touches, votre métissage –par exemple dans paroboy («Ado, je rêvais de Palavas mais y avait pas la place/Pour un demi-négro sage mais pauvre»)
Je pourrais dire que j’ai grandi en quartier, que mon père est sénégalais, et que finalement, je suis du «bon» côté, celui des opprimés, et que j’ai dû me battre. Ce qui est vrai. Il n’en reste pas moins que je suis français, que je consomme en France, que je vis en France et que je connais l’histoire de France, qui n’est pas que mauvaise, mais qui n’a pas que du bon non plus, loin de là.
Malgré tout, même en tant que métisse, l’époque ne pousse-t-elle pas parfois à prendre position, à choisir son camp?
Je ne m’oblige à rien. Et puis, qu’est-ce que cela veut dire «choisir son camp»? Il y a plein de camps, plein de causes à défendre, plein de drapeaux à déployer. Mais si on essaie quand même de trouver un point commun à tous ces problèmes, c’est tout simplement la prédation. Celle des hommes à l’égard des femmes, des hommes entre eux, la prédation pour les richesses, les territoires, etc. C’est la ligne de crête de l’humanité pour moi. Et aujourd’hui, j’ai vraiment l’impression qu’on arrive à une bascule. Fera-t-on comme on a toujours fait, quitte à glisser définitivement dans le chaos? Ou l’humanité réussira-t-elle à dépasser ses instincts violents et à passer à autre chose? J’ai peur de connaître la réponse…
Ah oui?
Malheureusement, oui. Il suffit de s’informer, de voir ce que l’on voit chaque jour. Tout cela ne donne pas très envie de vivre. Je n’abandonnerai pas mais… C’est dur, c’est trop dur.
L’autrice afro-américaine bell hooks, que vous citez souvent, affirmait notamment que le premier acte de violence que le patriarcat exigeait des hommes, ne visait pas directement les femmes, mais les hommes eux-mêmes, en leur imposant de «se livrer à des actes d’automutilation psychique, en tuant les parties émotionnelles d’eux-mêmes». En écoutant votre musique, on peut en déduire que, même si vous avez réussi à préserver votre sensibilité, cela n’a pas été toujours simple…
Non, mais je suis béni pour cela. Ma bénédiction, ma force, c’est d’avoir été éduqué par des femmes: ma mère, mes tantes. C’était des femmes fortes, des soixante-huitardes qui ont vécu des choses horribles. Elles étaient douces, m’emmenaient en vacances avec elles quand j’étais petit, me parlaient littérature, me reprenaient sur mon français. A côté de cela, j’ai aussi grandi dans un quartier rempli de rapports de domination, de mâles alpha. Donc, j’étais entouré de douceur dans ma vie intime avec mes tantes. Mais dès que je sortais, je devais aussi mettre une carapace pour me protéger, tout simplement. J’en ai très vite eu conscience. J’ai pu déconstruire tout ça très tôt, précisément parce que j’avais d’autres repères à la maison, une autre boussole pour avancer dans la vie. En ce sens, j’ai eu beaucoup de chance. ●
Disiz, on s’en rappellera pas, distribué par Carré Bleu/Sony.
En concert le 22 janvier, à l’Ancienne Belgique (complet) et le 10 décembre à l’ING Arena, à Bruxelles.