C’était il y a 20 ans, l’année d’or du hip-hop. En quelques mois, le rap allait définitivement sortir du ghetto, balançant chef-d’ouvre sur chef-d’ouvre. Back to the days…

Il y a des années comme ça. Des mois magiques où les pépites s’enchaînent les unes après les autres. Prenez l’année 1967 en rock. Le Sgt. Pepper’s des Beatles, le premier Doors, les débuts du Velvet Underground avec Nico, Are You Experienced de Jimi Hendrix, The Piper At The Gates Of Dawn de Pink Floyd, John Wesley Harding de Dylan… Tout, ou presque, y est. Un peu plus de dix ans après sa naissance officielle (Presley enregistre That’s All Right en 54), le rock mourait une première fois pour revêtir sa seconde peau, quasi définitive. Amusant: à peu de choses près, c’est également le temps qu’il a fallu au mouvement hip-hop (qui comprend non seulement le côté musical, mais également le break dance et le graffiti) pour accoucher du rap tel qu’on le connaît aujourd’hui, soit le genre musical roi auprès de l’adolescence mondiale. L’année clé? 1988, définitivement.

Musicalement, cela part un peu dans tous les sens. Un fait tout de même: pour la première fois, les ventes de CD dépassent celles du vinyle. A côté de ça, Guns’n’Roses cartonne avec Sweet Child O’ Mine, Michael Jackson certifie qu’il est vraiment Bad. Don’t Worry, siffle Bobby McFerrin, tandis que Sonic Youth balance Daydream Nation. De ce côté-ci, la new beat fait des ravages, genre un peu bourrin, mais tellement éclatant. Dans la foulée, aura lieu en Angleterre le second summer of love: de grandes raves house, où l’ecstasy a remplacé le joint des hippies.

En juin, un grand concert est mis sur pied à Wembley pour soutenir Nelson Mandela, alors encore enfermé. L’apart-heid tient bon. Le rideau de fer aussi, mais plus pour très longtemps. Le cow-boy Reagan termine son dernier mandat. Pour lui succéder, les républicains ont choisi George Bush Sr. Du côté des démocrates, vingt ans avant Barack Obama, on a déjà la possibilité de pousser en avant un Noir: le pasteur Jesse Jackson est en lice. Il obtiendra quelques belles victoires avant d’abandonner devant Michael Dukakis. Faut pas rêver non plus…

I WANT MY YO! MTV RAPS

A l’époque, la communauté afro-américaine se retrouve dans une position ambiguë. Le mouvement des droits civiques des années 60 et 70 a permis de rencontrer la plupart de ses revendications. Au moins sur le papier. Dans les faits, la situation est évidemment un peu différente. La façon dont est vu le rap est d’ailleurs significative. D’abord envisagé de manière « sympathique » (drôles non, ces gars qui dansent sur la tête, à côté de Lionel Ritchie, en clôture des JO de 84 à Los Angeles…), il sera vite rangé au rayon folklore. Une mode faite pour passer. Surtout, genre un peu trop noir, un peu trop urbain, le rap rappelle aux Blancs, comme aux Noirs de la classe moyenne, que l’intégration n’est pas forcément une réalité dans les ghettos du Bronx.

Une série d’événements changent cependant la donne. En 1984 d’abord, le groupe Run DMC sort son premier album éponyme. Quelques mois avant, ils ont cartonné avec It’s Like That, à la sonorité beaucoup plus agressive que la production rap habituelle. La tournée qui suit est la première du genre à ramener de l’argent. Mais c’est en 86 que tout bascule. Emmené par la reprise des rockeurs d’Aerosmith, Walk This Way, l’album Raising Hell fait un malheur. Tout à coup, le rap n’apparaît plus seulement comme un genre marginal ou éphémère. Et même s’il l’est, quelle importance? Il rapporte des dollars, beaucoup de dollars. Dans ces années yuppies, c’est bien tout ce qui compte.

Tout est donc prêt en 1988 pour que le rap mue définitivement. Le genre est arrivé à maturité, amontré qu’il était financièrement intéressant. D’ailleurs, chez MTV, on ne s’y trompe pas. La station musicale lancée en 81, cantonnée au début à une pop-rock FM bien blanche, se jette à l’eau. Le 6 août, elle lance un nouveau programme spécialement dédié au genre: Yo! MTV Raps. A la présentation, on y retrouve notamment Fab 5 Freddy, pionnier du hip-hop, artiste graffiti reconnu (et cité notamment par Blondie dans Rapture, le hit de 1981). Ed Lover est également de la partie:  » Les cinq premières années, on n’a jamais eu de contrat avec MTV. On pensait au départ que cela n’allait pas durer plus longtemps qu’un job d’été.  » L’émission tiendra finalement jusqu’en 1995, mutant vers une formule plus légère.

Autre indice, plus confidentiel, mais pas moins significatif: c’est également en 1988 que David Mays et Jon Shecter, deux étudiants d’Harvard, lancent The Source, une newsletter qui deviendra par la suite LE magazine hip-hop de référence.

SAMPLER

Musicalement, les choses se sont précisées. Comme souvent, la technologie, et sa maîtrise, est décisive. Les Ultramagnetic MC’s sont parmi les premiers à envisager le sampler comme un véritable instrument, et plus simplement comme un échantillonneur qui permet de monter des boucles basiques avec les sons piqués à gauche et à droite. Le sample est maintenant découpé de manière chirurgicale: réduit à l’essentiel, l’échantillon est complètement sorti de son contexte. En 88, les Ultramagnetic MC’s sortent ainsi leur premier LP, Criminal Beatdown. Le succès sera mitigé. Il n’en reste pas moins une des pierres philosophales du sampling, £uvre-clé d’une technique qui s’apparente encore à l’époque à du pillage.

Pareil avec Strictly Business, première saillie d’EPMD, sortie cette même année 88. Le duo formé par Erick Sermon et Parrish Smith ne fait pas dans le détail et sample tout ce qui bouge: Pink Floyd, Kool & the Gang, James Brown, le Steve Miller Band, Eric Clapton… Olivier Cachin, dans ses 100 albums essentiels du rap (Scali), écrit:  » Erick & Parrish sont comme des gosses dans un supermarché du son où on aurait oublié d’installer des caisses à la sortie.  » Quelque temps plus tard, les maisons de disque et les auteurs commenceront à se réveiller. En 90, les Turtles, un groupe de pop-folk des années 60, traîne De La Soul devant le tribunal: leur titre You Showed Me a été samplé par les trois rappeurs new-yorkais (sur leur génial premier album, Three Feet High And Rising). Les folkeux californiens auront gain de cause. Depuis, la jurisprudence veut que tout emprunt soit approuvé par les auteurs, et bien sûr crédité sur le disque final. La fin d’une époque. Il s’agira désormais d’allonger pour pouvoir sampler.

BURN BABY BURN

Mais le vrai choc de 1988 est ailleurs. Le groupe se nomme Public Enemy. L’album, leur deuxième, It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back. C’est un disque coup de poing, éminemment politique et revendicatif. Le pari n’est pourtant pas gagné d’avance. En même temps qu’il s’impose, le rap vit des temps troublés. En 86, la tournée des Run DMC s’est achevée dans le chaos. Le show de Long Beach a tourné à l’émeute, les gangs de Los Angeles étant venus en nombre semer la panique. Un an plus tard, Boogie Down Productions, duo issu du Bronx, sort Criminal Minded: la violence du ghetto y est omniprésente. Le 27 août 87, Scott La Rock, l’un des deux membres, en mourra: il prend une balle à la sortie d’un club. Son camarade KRS-One tournera alors définitivement le dos à la pose canaille pour revêtir celle plus conscientisée du professeur, The Teacha.

On en est donc là quand Public Enemy s’est mis en tête de réaliser la fusion entre puissance rap et engagement politique. Comme si les Black Panthers avaient pris le contrôle des platines de disques. Jeff Chang, dans l’impeccable Can’t Stop Won’t Stop (Allia), écrit:  » Pour la génération hip-hop, la culture populaire devint le nouveau front de la lutte. Pendant que les radicaux politiques assuraient une défense d’arrière-garde en se battant contre les attaques portées par la droite aux acquis des mouvements des droits civiques et du Black Power, les radicaux culturels envahissaient les machines à fabriquer du mythe.  » Cela dit, Chuck D., leader du groupe, n’est pas dupe:  » Le truc, c’était: t’as plutôt intérêt à faire bouger ce foutu public. Tu pouvais balancer un ou deux vers genre ‘Reagan est un abruti’. Les salopards répondaient: ‘Ouais, ouais.’  » (Ibid).

Chuck D. a raison. Au même moment, sur la côte ouest, le groupe baptisé Niggaz With Attitude s’apprête à sortir Straight Outta Compton. On y retrouve Eazy-E, Ice Cube, ou encore Dr Dre, futur producteur-phare des années 90. La déflagration provoquée par NWA est au moins aussi intense que celle de Public Enemy. Mais là où les New-Yorkais tiennent un discours éminemment conscientisé et politisé (les Clash), les crevards de Compton jouent à fond sur l’image du gangster, de sales gamins orduriers (les Sex Pistols). Jeff Chang:  » L’essence de la séduction de NWA résidait dans l’excès. Leurs poèmes célébraient les dealers, faisaient tourner les taspés, butaient les ennemis et assassinaient les flics. Aux chiottes la gratification différée, disaient-ils, prenez tout, tout de suite.  » No future? En quelques mois, Straight Outta Compton se vend à plus de deux millions d’exemplaires…

C’est aussi pour cela que l’année 1988 apparaît encore aujourd’hui à ce point exemplative. En quelques mois, le rap a dit tout et son contraire. Il veut s’éclater, mais pas terminer idiot. Il crâne volontiers, mais célèbre par-dessus tout les vertus d’authenticité. Il se voit bien aussi servir de moteur à un réveil des consciences noires, endormies par l’embourgeoisement d’un côté, la violence et le crack de l’autre. Mais il se réserve également la possibilité d’envoyer tout péter, dans un grand élan nihiliste. Ce sont là toutes les contradictions du genre. Vingt ans plus tard, elles n’ont toujours pas été résolues. Mais qui s’en soucie vraiment?…

TEXTE LAURENT HOEBRECHTS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content