Annik Honoré: retour sur son histoire fulgurante avec Ian Curtis de Joy Division
L’amoureuse belge du chanteur de Joy Division est décédée ce jeudi 3 juillet 2014 des suites d’une grave maladie, à l’âge de 56 ans, nous confirment des proches de la famille. En guise d’hommage, nous republions cette rencontre où elle parlait pour la première fois en détail de sa fulgurante histoire avec Ian Curtis.
Article initialement paru dans le Focus du 11 juin 2010.
La femme d’à côté
Le 18 mai 1980, Ian Curtis se pend dans sa maison de Macclesfield, enclenchant le processus de mythification de Joy Division. Trente ans plus tard, Annik Honoré, son amoureuse belge, accepte pour la première fois de parler en détail de sa fulgurante histoire avec Ian et d’une époque, en tous points, extraordinaire.
« Je m’attends toujours à ce que Natalie, la fille de Ian, sonne à la porte de la maison… J’aimerais tellement lui raconter ma version de tout ce qui s’est passé. » Annik s’arrête un instant et fige un sourire qui lui donne ce visage à la fois charmant et mélancolique.
Depuis la parution du livre Touching From A Distance de Deborah Curtis en 1995 -qui la vilipende largement- et plus encore depuis le biopic d’Anton Corbijn, Control, à l’automne 2007, Annik est sortie de la sphère purement privée. La fiction de Corbijn déclenchera d’ailleurs un retour en force des interrogations de toujours sur son rôle à elle dans la tragédie Ian Curtis, qui se suicide à 2 mois de ses 24 ans. Annik préfèrera le psy aux journalistes, refusant de se confier aux médias qui, en Grande-Bretagne surtout, la caricaturent en diabolique maîtresse, causant la fatale rupture entre Ian et sa femme Deborah. Elle fera une exception pour le beau livre de Lindsay Reade (1), compagne de Tony Wilson, qui l’avait accueillie après la disparition de Curtis.
Connaissant Annik depuis les glorieuses années punk, on l’a approchée avec le désir fort de connaître l’envers de cette saga. Nous rappelant qu’au Futurama de Leeds en septembre 1979, après une performance shamanique et tétanisante de Joy Division, on croisait Annik sans qu’un instant elle ne s’épanche sur ce qu’elle a toujours considéréêtre une « affaire privée ». Le temps a fini par faire son oeuvre et un soir de début juin, on la retrouve chez elle dans une maison boisée du Brabant wallon pour des pâtes sauce végétarienne et une discussion marathonienne de 4 heures.
Née le 12 octobre 1957 dans une famille de la classe moyenne montoise -papa est inspecteur de police, maman travaille au cadastre-, Annik est une enfant du rock. Après les Stones à Forest en 1973, le premier choc viscéral vient le 16 mai 1976 lors d’un concert de Patti Smith et des Stranglers à la Round-house de Londres. La stagiaire en langues à Bournemouth est pareillement foudroyée lorsqu’elle voit Bowie -toujours son héros actuel- au Wembley Arena la même année. Le rituel des fans anglais, la dévotion british, les « looks d’enfer », tout cela imprime définitivement son ADN de « fille convenable, clean sur toute la ligne, qui a toujours bien travailléà l’école ».
Après un boulot « merdique » à la Tour des Pensions à Bruxelles (…), Annik part habiter à Londres au début de l’été 1979, où elle dégotte un travail de secrétaire à l’Ambassade de Belgique.
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Annik Honoré: Là, je fais des correspondances pour En Attendant (magazine culturel belge, ndlr) et je vais tous les soirs au concert. Tout semble simple, accessible, peu cher, l’époque est terriblement excitante. En août, je vois Joy Division au Nashville Rooms: j’avais entendu Unknown Pleasures que j’avais trouvé d’une violence et d’une intensité extrêmes. Je suis complètement scotchée: après le concert, ma copine Isabelle et moi approchons un gars près de la console pour demander une interview. C’est Rob Gretton, le manager, qui dit oui pour la prochaine fois. Ce qui se passe peu de temps après lorsque je débarque avec mes questions à la Bert Bertrand (2) genre « Quelle est votre couleur préférée? » (elle sourit). Les musiciens de Joy Division gagnent 5 livres chacun par concert, n’ont pas d’argent pour aller à l’hôtel et logent chez des connaissances, tout au nord de Londres. Ils sont très aimables, très gentils, flattés qu’un magazine étranger s’intéresse à eux. On écoute Low de Bowie et, peu à peu, tout le monde s’endort, sauf Ian et moi… Le film de Corbijn retrace bien la scène.
Tu tombes amoureuse…
C’est ma première histoire d’amour. Jusqu’alors, je n’ai vécu que par la musique, j’ai eu un flirt ou deux et là, je rencontre un être rare, exquis, poli, tout ce que j’aime. C’est con à dire, mais Ian a des beaux yeux, un regard doux, je sens une personne en souffrance, fragile, tout de suite gentille avec moi.
Joy Division est alors une secousse musicale, une sensation inédite!
C’est souvent mauvais au niveau de la sono mais d’une intensité, d’une beauté… C’est un moment suspendu, d’ailleurs les concerts ne durent jamais longtemps. Les critiques sont dithyrambiques, je suis sûre qu’ils vont devenir énormes. Comme je travaille aussi pour la programmation du Plan K à Bruxelles (3), tout naturellement, je leur demande de venir y jouer, à 2 reprises, le 16 octobre 1979 et le 17 janvier 1980. A l’époque, le groupe touche autour de 250 livres (équivalent de 400 euros…) par concert.
Il y a donc deux Ian Curtis: un type sur scène, littéralement en transe, et puis la personne privée, introvertie, troublée?
Sur scène, il sort de lui-même comme s’il exorcisait tous ses démons, c’est un volcan en éruption. Après le concert, il est épuisé, mentalement et physiquement. Il redevient cette personne excessivement douce et timide, renfermée, plein d’interrogations sur le groupe et sur sa vie. Il a un potentiel immense mais la grande honnêteté de ne pas s’en rendre compte. Il n’a aucun cynisme, aucune prétention.
Pourquoi cette angoisse profonde?
Il est dépassé par son propre talent. J’aimais beaucoup les autres Joy Division et leur énergie exceptionnelle, mais Ian était un mètre au-dessus d’eux. Le fait que Ian soit épileptique depuis l’adolescence le rend particulièrement fragile. Quand il a des crises, cela le rend surréel, terriblement effrayant: je l’ai vu pratiquement se soulever du sol. Mais c’est aussi quelque chose de magique comme un contact entre conscient et inconscient. Tout d’un coup, il entre dans un monde sans rapport avec la réalité. Je comprends qu’il a besoin d’une présence féminine alors que c’est la politique du groupe de ne pas avoir de femmes en concerts. Quelque part, je brise ce cercle parce que Ian a énormément besoin d’être réconforté. C’est d’autant plus dur de lire, par la suite, des horreurs sur la « tromperie », ce genre de choses…
Mais vous étiez amants, non?
C’était une relation complètement pure et platonique, très enfantine, très chaste… Je n’ai pas eu de relation sexuelle avec Ian, il était sous des médicaments qui lui rendaient impossible une relation physique. J’en ai tellement marre que les gens mettent en doute ma parole ou la sienne: on a beau dire tout ce qu’on veut mais je suis la seule personne à avoir des écrits de lui… Une de ses lettres dit que la relation avec sa femme Deborah était déjà terminée quand nous nous sommes rencontrés.
Quelle a été ta réaction au film d’Anton Corbijn, Control?
Ce n’est pas Annik Honoré qui apparaît dans le film mais la copine de Ian, c’est de la fiction. Si je témoigne aujourd’hui, c’est pour garder une authenticité biographique, je n’ai aucun autre intérêt à le faire hormis celui de parler du Plan K, des Disques du Crépuscule que j’ai fait avec Michel Duval. Ceci dit, Anton est quelqu’un d’immensément respectable qui est venu me parler plusieurs fois, mais Annik n’existe pas, c’est Deborah Curtis qui existe… (cette dernière a coproduit le film de Corbijn, basé sur son livre, ndlr). Je ne l’ai vue qu’une seule fois, de loin à un concert à Manchester. J’avais été très mal à l’aise parce qu’à cette époque déjà, elle me haïssait profondément. J’étais la « petite amie » de Ian, son amoureuse, pas sa maîtresse ni « an affair », mot hideux et abject.
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Tu t’es retrouvée aspirée dans une histoire qui t’a dépassée et qui a grandi avec l’incroyable succès posthume du groupe!
Je pense toujours que sa mort est un pur moment d’égarement. Je lui ai parlé le soir même et tout le monde savait qu’il était content de partir en Amérique (le lendemain de sa mort, pour une tournée, ndlr). Il prenait 20 pilules par jour et comme il a fait un mélange avec de l’alcool… Le samedi 17 mai, je suis au concert de James White au Plan K et Ian m’appelle pour me dire qu’il veut me voir à Heathrow avant son départ pour les USA. Quand j’arrive à Londres le dimanche matin, je sens qu’il y a quelque chose… Comme je ne le vois pas au rendez-vous, j’appelle chez ses parents -il y habite depuis quelques semaines- et là, son père me dit « Ian is dead » et raccroche. Je n’ai pas pu aller à l’enterrement parce que Deborah Curtis, comme elle l’écrit dans son livre, « craignait que je fasse une scène » -ce qui me fait rire- mais elle a accepté que j’aille voir le corps de Ian à la chapelle de Macclesfield… J’étais effondrée. Tony Wilson (boss de Factory, label de Joy Division, ndlr) et sa femme m’ont hébergée pendant une semaine, puis Tony m’a acheté un ticket d’avion pour Bruxelles au nom d’Annik Curtis… Je suis partie 3 mois chez mes grands-parents à la campagne et l’ambassade, où je n’étais pas retourné travailler, m’a poursuivie pour « trahison de l’Etat belge »…
Pendant des années, tu es restée avec cette lourde histoire. Tu m’as dit que tes parents et ton frère ne savaient pas que tu avais eu cette liaison avec Ian Curtis: pourquoi tout garder ainsi?
Mes parents et moi, on ne se raconte pas nos histoires (…), ils ne savaient pas, tout comme mon frère, qui étaient Joy Division ou Ian Curtis. J’avais aussi une très grande culpabilité en moi, un homme marié, un suicide, j’abandonnais mon super bon boulot à l’ambassade, j’ai donc fait profil bas. J’apprécie que mes parents aient respecté cela. A l’époque, j’ai vécu pleinement l’histoire et j’aurais voulu que cela reste dans une petite boîte secrète: cela m’a rendu fragile, peur de faire du mal, de tomber amoureuse. C’est seulement en 1995 -15 ans après la mort de Ian- qu’on a commencéà parler de moi à cause du bouquin de Deborah Curtis. Contrairement à ce qu’elle a raconté, je ne lui ai jamais téléphoné la nuit « pendant des mois », par contre, elle m’a téléphoné pour me menacer de me « tuer » parce que je voyais son mari… Aux e-mails et aux sollicitations qui venaient ensuite, je répondais que c’était une affaire privée et que Joy Division, c’était des disques.
La nuit est tombée depuis longtemps. Annik m’emmène dans le grenier où sont stockées des affiches du Plan K et un peu de memorabilia new wave. Elle me montre les lettres de Ian -une dizaine- dont l’une contient un poème de T.S. Eliot. Ce soir, elle a ouvert les vannes d’une histoire décisive qui aura duré moins d’une année, il y a 3 décennies. Malgré l’empreinte de cette rencontre, Annik n’est pas devenue une veuve noire. Elle a refait sa vie, eu 2 enfants -aujourd’hui adultes- et travaille depuis 1985 dans la même institution internationale. Elle n’a jamais cessé d’écumer les concerts et s’enthousiasme pour la prochaine venue de Benjamin Biolay. Elle voudrait qu’on s’intéresse davantage à elle pour le travail « précurseur » réalisé au Plan K entre 1979 et 1984, ou aux Disques du Crépuscule, label un peu snob mais inventif, crééà Bruxelles en 1980. Le lendemain, Annik envoie un sms pour qu’on ne donne pas de « détails trop persos » sur tout cela. Mais où s’arrête donc la frontière intime d’une pareille histoire?
Rencontre Philippe Cornet
(1) Torn Apart-The Life Of Ian Curtis par Mick Middles & Lindsay Reade, Omnibus Press, 2006.
(2) fameux journaliste belge de l’époque à Télémoustique, il s’est suicidé à New York en 1983 à l’âge de 28 ans.
(3) ancienne raffinerie de sucre transformée en lieu multi-culturel, installée rue de Manchester à Molenbeek.
La discographie de Joy Division est distribuée par Warner
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